La
valeur des émotions
Pour
Christine Tappolet, les émotions se conçoivent comme
des perceptions de valeur.
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Louvrage
Émotions et valeurs, publié récemment
aux Presses universitaires de France, de la professeure
Christine Tappolet, figure parmi les premiers livres écrits
en français sur léthique normative. |
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Lorsquun
bébé hurle pour sa tétée, il a lair
furieux. La colère est une des quatre émotions à
apparaître chez lêtre humain dès le berceau.
Tout comme la joie, la peur et la tristesse, la colère a son
utilité. Mais certains philosophes considèrent ces émotions
comme des obstacles à la connaissance puisquelles influent
sur le jugement.
«Un des idéaux persistants en philosophie est celui de
lêtre purement rationnel, que nul sentiment ne biaise,
que nulle émotion ne perturbe, explique Christine Tappolet.
Si la peur, la colère, la jalousie et lenvie ne le torturent
pas, il ne connaîtra pas non plus la joie, lamour et lespoir.
Doté dune impartialité extrême, le jugement
dun tel individu serait un modèle pour le commun des
mortels.»
Pour la professeure du Département de philosophie, qui reconnaît
la valeur des émotions, lêtre humain doit tenir
compte de ses émotions de façon appropriée. À
son avis, une personne dépourvue de sentiments serait incomplète.
Une telle créature serait comme le robot Data dans la série
télévisée américaine Star Trek.
«Rien ne parviendrait à susciter la moindre réaction
émotionnelle de sa part. En renversant son café, cet
être ne serait pas le moins du monde contrarié, pas plus
quil ne ressentirait de la jalousie à lidée
que sa femme le trompe, signale Mme Tappolet. Une telle fiction suggère
que les émotions ne contribueraient pas de façon essentielle
à la formation de nos pensées et de nos actions.»
Un lien cognitif
De récentes recherches en psychologie indiquent que les émotions
jouent un rôle indispensable dans la prise de décision,
la perception et lapprentissage. Selon Christine Tappolet, qui
ne croit pas que les émotions sont la chasse gardée
des psychologues et des neurologues, les analyses philosophiques peuvent
compléter les travaux empiriques. Ce qui importe, cest
de savoir exactement quelles sont les fonctions cognitives des émotions.
Cest à cette tâche que la philosophe sest
attaquée il y a une dizaine dannées. Dans un article
publié par la revue scientifique Dialectica, elle sintéresse
notamment aux différentes vertus attribuées aux émotions.
«Les émotions sont caractérisées par des
sensations, écrit la professeure Tappolet. Il nest pas
possible de les réduire à des désirs au sens
de dispositions à agir ou à des états cognitifs
comme des jugements ou des croyances. La principale raison relève
du caractère affectif irréductible des émotions.
Par exemple, il est difficile, sinon impossible, dimaginer comment
deux personnes pourraient entretenir des relations amicales sans éprouver
de la sympathie mutuelle.»
Par ailleurs, toutes les émotions ne dépendent pas des
jugements de valeur de la personne qui les ressent. Cest le
cas notamment de la rage ressentie par un nouveau-né affamé,
incapable de jugements de valeur. Daprès Mme Tappolet,
les émotions consistent plutôt en des perceptions de
valeur. Comme elle le soutient dans son livre Émotions et
valeurs, paru récemment aux Presses universitaires de France,
on na pas besoin de posséder des concepts de valeurs
pour pouvoir ressentir une émotion comme la peur ou lespoir.
Une nuance de taille. Selon cette conception, nos jugements de valeur
peuvent entrer en conflit avec ce que nos émotions nous apprennent
au sujet des valeurs.
«Il est concevable quune personne nie que la guerre est
une chose horrible, alors quaprès avoir fait lexpérience
dun conflit armé ses évaluations se transforment,
cite en exemple la philosophe. Les émotions ne sont pas les
seules à nous permettre de forger des valeurs, précise-t-elle,
mais elles représentent un mode daccès fondamental
à la réalité.»
La chercheuse aime bien cette idée même si elle va à
lencontre de la conception communément acceptée
que les émotions nuisent à la connaissance. «De
nombreux philosophes, on peut penser à Kant comme à
Rawls, estiment quil faudrait idéalement être dépourvu
démotions pour porter un jugement de valeur correct,
allègue-t-elle. Mais peut-on vraiment croire à la possibilité
dun monde dans lequel nous néprouverions pas démotions?
Cela correspond à une fiction aberrante.»
Le philosophe ermite est un mythe
Avec ses airs de cégépienne, Christine Tappolet ne correspond
pas à limage quon se fait du philosophe. Elle-même
ne sattendait pas à poursuivre des études dans
ce domaine. Mais elle a eu, comme on dit, la piqûre pour les
grands penseurs du monde: Socrate, Platon, Aristote et Hume, notamment.
Toutefois, ce sont surtout les auteurs contemporains quelle
fréquente. À son bureau du boulevard Édouard-Montpetit,
des milliers douvrages philosophiques sentassent sur les
rayons de sa bibliothèque au point où lon ne voit
plus la couleur du mur.
Suissesse dorigine, Mme Tappolet a été engagée
par lUniversité en 1997, alors même quelle
navait pas encore terminé son doctorat. «Cela a
été une bonne motivation pour finir rapidement ma thèse»,
dit à la blague la chercheuse, qui a fait des études
à la Faculté des lettres de lUniversité
de Genève avant détudier la philosophie à
Genève, à Londres et aux États-Unis. Adepte de
plein air, de randonnées en ski de fond et dalpinisme
sur son site Web, on la voit au sommet du Gran Paradiso, en
Italie , la philosophe a enseigné aux universités
de Genève, Fribourg et Neuchâtel avant de venir sinstaller
à Montréal.
Pourquoi le discours des philosophes est-il parfois si hermétique?
«Comme il est de coutume en philosophie, nous procédons
par des analyses conceptuelles, répond la chercheuse. Cette
réflexion abstraite permet darriver à la compréhension
de phénomènes très complexes qui ne sont pas
simples à présenter. Par ailleurs, le philosophe ermite
est un mythe. Pour répondre à des questions extrêmement
compliquées, comme leuthanasie et lavortement,
il doit passer un certain temps dans sa tour divoire, mais cela
nexclut pas nécessairement le contact avec les autres
philosophes.»
En tout cas, Christine Tappolet prêche par lexemple. Elle
mène plusieurs recherches de front en collaboration avec des
homologues. Un de ses projets, réalisé conjointement
avec Fabienne Pironnet et Sarah Stroud, professeures respectivement
à lUniversité de Montréal et à lUniversité
McGill, et financé par le Fonds pour la formation des chercheurs
et laide à la recherche, porte sur la faiblesse de la
volonté. Grâce au Conseil de recherches en sciences humaines,
un colloque sur le sujet aura lieu du 10 au 12 mai prochain à
lUdeM (voir http://brise.ere.umontreal.ca/~tappolec/index.htm).
Dominique
Nancy
Christine
Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, Presses universitaires
de France, 2000, 296 p.