Volume 35 numéro 27
9 avril
2001


 


L’enfer des grands brûlés
La majorité des grands brûlés souffrent de déficits sensoriels et de névralgies chroniques.

Annie Malenfant, neuropsychologue à l’Hôtel-Dieu du CHUM, a effectué une thèse de doctorat au Département de psychologie sur les déficits sensoriels et les névralgies chroniques des grands brûlés.

Jean Michel (nom fictif), qui se trouvait 18 mois plus tôt dans un état critique au Centre des grands brûlés de l’Hôtel-Dieu de Montréal, s’est remis de ses blessures grâce à la greffe de peau. Mais ses mains et ses bras sont dépourvus de sensibilité cutanée. Cet électricien ne peut plus travailler à l’extérieur dès les premiers jours de l’automne à cause d’une hypersensibilité au froid.

De nombreux blessés comme lui ont de la difficulté à faire reconnaître leurs incapacités par les organismes d’indemnisation, car il existe peu de données sur ce type de séquelles. Les résultats de la recherche d’Annie Malenfant, neuropsychologue à l’Hôtel-Dieu du CHUM, pourraient amener une révision des barèmes de compensation financière. Actuellement, l’indemnité est établie en fonction de la présence de problèmes moteurs et des préjudices esthétiques.

La majorité des grands brûlés, soit 71 %, souffrent de paresthésies (sensations anormales) et 36 % de douleurs chroniques, indique la chercheuse, qui a consacré sa thèse de doctorat au sujet. Sous la direction de Manon Choinière, chercheuse au Centre des grands brûlés, et de Jean-Yves Frigon, professeur au Département de psychologie, Mme Malenfant a mené une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de la population des brûlés. Elle a ensuite procédé à des tests avec 121 patients brûlés au deuxième ou au troisième degré, dont l’accident était survenu plus d’un an auparavant, et comparé les données avec celles de sujets sans lésion tissulaire.

«Les tests psychophysiques traditionnels employés pour mesurer la sensibilité tactile, thermique et douloureuse révèlent que la moitié des greffés souffrent de déficits sévères plusieurs années après leur guérison, dit-elle. Une altération sensorielle grave a également été observée chez certaines personnes ayant subi des brûlures superficielles. Les séquelles peuvent être invalidantes ou assez intenses au point de nuire à la qualité du sommeil et d’avoir des répercussions sur le travail et les activités sociales.»


Un nouvel espoir

Selon Statistique Canada, plus de 4500 Canadiens sont hospitalisés chaque année pour des brûlures. La cause la plus fréquente est d’origine thermique suivie des blessures de nature électrique et chimique.

«Trois facteurs interviennent dans la détermination de la sévérité des brûlures: l’étendue, la profondeur et la localisation, explique Annie Malenfant. L’étendue est exprimée en pourcentage de surface corporelle brûlée. La profondeur des brûlures s’évalue selon l’atteinte à l’épiderme ou au derme. Les brûlures superficielles, soit celles de premier ou de deuxième degré léger, se limitent aux couches supérieures de la peau et guérissent en une semaine ou deux. Les brûlures plus sévères, dites de deuxième degré profond ou de troisième degré, prennent plus de temps à guérir et nécessitent généralement des greffes cutanées.»

La prévalence des problèmes sensoriels tels que les paresthésies et la douleur ne varie pas selon l’âge, le nombre d’années écoulées depuis l’accident et le type de brûlures, soutient la chercheuse. Leur présence semble plutôt liée à l’étendue et à la profondeur des endroits brûlés. Les patients symptomatiques ont des brûlures plus grandes et les problèmes sont plus fréquents chez ceux qui ont subi une greffe.

La méthode en usage actuellement consiste à prélever, chez le patient, de la peau saine pour la greffer sur la partie du corps affectée. Lorsque le corps du brûlé ne présente pas suffisamment de peau intacte ou que les sites donneurs ne sont pas encore guéris, de la peau de cadavre est utilisée temporairement comme cataplasme. On emploie même parfois de la peau de porc. La première greffe d’épiderme cultivé sur un grand brûlé au Canada a eu lieu en 1986 grâce aux recherches menées au Laboratoire d’organogenèse expérimentale (LOEX) de l’Hôpital du Saint-Sacrement, à Québec. À l’époque, cela s’apparentait à de la science-fiction!

Le fondateur du LOEX, le Dr François Auger, a réussi en 1999 une première mondiale en greffant sur un patient une peau reconstituée in vitro contenant à la fois le derme et l’épiderme. Mais la portion du derme ne comprend pas encore de glandes sébacées (qui produisent le sébum) ni de follicules pileux assurant la souplesse des tissus. Les travaux d’une équipe de chercheurs français laissent cependant entrevoir un espoir pour les grands brûlés. Un article publié en janvier 2001 dans la revue Cell démontre que la peau d’un mammifère adulte contient des cellules souches capables de reproduire les cellules nécessaires à la reconstitution des glandes sudoripares et des poils.


Piste de recherche intéressante
Pour 75 % des personnes victimes de brûlures graves, la douleur ou les sensations anormales (surtout des picotements) se manifestent quotidiennement ou de façon intermittente, allègue Annie Malenfant. «Les résultats suggèrent que la fréquence et l’intensité des névralgies ne diminuent pas avec le temps et les déficits de sensibilité ont un caractère permanent», affirme-t-elle. Outre l’effort, la fatigue et le stress, le changement de température influe sur la fréquence des problèmes.

Dans 16 % des cas, les patients ont recours à des médicaments contre la douleur. Selon la majorité des patients, ils apportent un soulagement de léger à modéré. Quelque 42 % d’entre eux tentent aussi d’apaiser leur mal par des méthodes non pharmacologiques: bains, massages, applications de chaleur, etc.

«Quelles sont les causes de ces problèmes de névralgie qui surviennent après la guérison des brûlures? On ignore les mécanismes pathophysiologiques exacts, mais plusieurs hypothèses peuvent être avancées, notamment des anomalies dans les terminaisons nerveuses régénérées, une réinnervation déficiente dans les tissus cicatrisés ou des décharges anormales provenant des fibres endommagées ou régénératrices. Par ailleurs, j’ai observé une élévation des seuils de sensibilité même dans les parties du corps non brûlées. Cela laisse supposer des modifications dans le système nerveux central après la guérison des brûlures. La réorganisation des voies spinales, sous-corticales et corticales, après la lésion, pourrait modifier l’information sensorielle.»

Dominique Nancy