Volume 35 numéro 27
9 avril
2001


 


Les bébés québécois babillent en québécois
À huit mois, les caractéristiques de la langue ambiante sont déjà perceptibles

Blagovesta Maneva a révélé des différences caractéristiques dans le babillage des bébés québécois et des bébés français.

Quoi de plus inarticulé et universellement semblable que le babillage des tout-petits? Pourtant, non seulement les bébés francophones babillent-ils différemment des bébés chinois, mais le babillage des bébés québécois est distinct de celui des bébés français.

C’est ce que vient de révéler une recherche postdoctorale de Blagovesta Maneva, chargée de cours au Département de linguistique et de traduction.

«Depuis le début des années 90, des travaux ont montré que le jeune enfant fait déjà des choix phonétiques et de structures syllabiques qui sont propres à la langue ambiante, indique la chercheuse. Ceci est observable dès l’âge de huit mois à l’aide de spectrographes qui enregistrent la prosodie des vocalisations, c’est-à-dire la durée, la fréquence, le rythme et l’intensité des sons produits.»

Ces études ont ainsi établi des différences caractéristiques entre le babillage de bébés français, arabes, suédois, américains et cantonais, différences montrant déjà l’émergence de la langue ambiante. Ceci a renversé la théorie dominante jusque-là et selon laquelle le babillage devait être partout le même parce que l’appareil vocal des bébés n’est pas suffisamment développé pour que des distinctons apparaissent avant l’âge de deux ans.

Isochronie française et affriquées québécoises
L’une des pionnières dans ce type de recherches, Gabrielle Konopczynski, de l’Université de Franche-Comté, a dirigé les travaux de Blagovesta Maneva. Selon Mme Konopczynski, tous les bébés d’une même langue devaient présenter la même structure prosodique dans leur babillage, les différences régionales ne devant apparaître qu’à l’âge de trois ans.

Mais Blagovesta Maneva ne partageait pas cet avis. «Mon hypothèse était qu’il ne pouvait pas y avoir de modèle prosodique commun à tous les francophones», avance-t-elle. Bénéficiant d’une bourse de recherche de l’Agence universitaire de la francophonie (l’ex-AUPELF-UREF), elle a enregistré le babillage de bébés québécois âgés de 10 à 21 mois pour le comparer avec celui de bébés français. C’est la première fois qu’une étude sur les variations dialectales d’une même langue est menée auprès d’enfants aussi jeunes.

Les résultats ont confirmé son hypothèse. Le babillage des tout-petits des deux régions présente deux différences fondamentales associées au français québécois et au français de France. «Chez les Français, les syllabes d’un même mot ont toutes la même durée, sauf la dernière, qui est allongée. Cette isochronie est observable dans le babillage vers l’âge de 14 mois. Toutefois, ceci n’est pas une caractéristique du français québécois et on ne l’observe pas dans le babillage des bébés d’ici.»

Par ailleurs, le français québécois présente une structure rythmique plus complexe que celle du français standard: il compte davantage de syllabes, il a conservé les consonnes affriquées et l’allongement a tendance à se faire sur l’avant-dernière syllabe. Pour ce qui est des voyelles par exemple, les mots «fête» et «faite» ou «pâte» et «patte» se prononcent différemment en québécois mais pas en français standard; de plus, les consonnes t et d sont affriquées en québécois, c’est-à-dire qu’elles se prononcent «ts» et «dz» devant les voyelles i et u.

«Ces consonnes affriquées sont observables chez les bébés québécois, mais pas chez les bébés français», affirme la chercheuse.


Perception intra-utérine
Pour Mme Maneva, ceci montre que l’appareil perceptif des bébés est très sensible et que l’enfant peut non seulement discriminer, dès l’âge de huit mois, les sons et le rythme de la langue ambiante mais également les reproduire malgré ses limites anatomiques.

Ces perceptions se produiraient d’ailleurs dès la phase intra-utérine. «Des études montrent que le bébé réagit différemment à la voix de sa mère même avant la naissance, indique-t-elle. À la naissance, le nourrisson a donc déjà une connaissance de la mélodie et de la prosodie de sa langue maternelle.»

«Au cours de l’apprentissage, il va écarter progressivement les sons qui ne font pas partie de la langue ambiante. C’est pourquoi plus l’enfant vieillit, plus l’apprentissage d’une deuxième langue devient difficile; il ne perçoit plus les sons qu’il a éliminés et la langue seconde sera marquée par un accent.»

Les travaux sur le babillage ont par ailleurs montré que la structure du babillage est différente lorsque le bébé est seul ou lorsqu’il communique avec un adulte. «C’est quand il répond aux stimulations d’un adulte qu’on observe les structures se rapprochant de la langue maternelle, précise Mme Maneva. Ceci apparaît moins dans le babillage solitaire, qui semble être un exercice sans objectif de communication.»

Blagovesta Maneva poursuit présentement ses travaux auprès de bébés dont les parents sont de langues maternelles différentes et qui parlent deux langues en présence de l’enfant. Elle veut savoir si le babillage de ces tout-petits affiche déjà des caractéristiques du bilinguisme!

Daniel Baril