Volume 35 numéro 26
2 avril
2001


 


L’auteur globe-trotter
Jeffrey Moore gagne le Prix du Commonwealth pour son premier roman.

«En ce qui concerne le style, le rythme, le choix des mots, l’euphonie et la grammaire, la traduction nourrit mes écrits», affirme Jeffrey Moore, lauréat du Prix du Commonwealth pour son premier roman.

L’histoire se déroule boulevard Saint-Laurent. Jeremy Davenant, un jeune Ontarien romantique, enseigne dans une université francophone avec de faux diplômes. Il cherche désespérément à accomplir sa destinée, révélée, alors qu’il était enfant, dans une page d’encyclopédie choisie au hasard. Il était tombé sur le S: Shakespeare, Shaka (un roi zoulou), Shakhtyorsk (une ville en Ukraine) et Shakuntala (l’épopée hindoue). Rien à voir avec Montréal. Pourtant, il suivra sa voie à travers des péripéties dans le métro et les bars de la Main. C’est là que le héros croisera le regard de la ténébreuse Milena. Sa vie bascule dans l’infortune et l’obsession.

Prisoner in a Red-Rose Chain,
de Jeffrey Moore, a été accueilli avec enthousiasme. L’auteur et chargé de cours en traduction à la Faculté de l’éducation permanente a reçu pour son premier roman le Prix du Commonwealth, la plus haute distinction littéraire britannique. Une version française paraîtra à l’automne (éditions de La Pleine Lune, au Québec, et du Serpent à plumes, en France) et Hollywood l’a approché...

Sa réaction: «Stupéfaction, incrédulité, euphorie. Je me demande encore s’il n’y a pas eu une erreur. Je crains que quelqu’un vienne me dire: “Désolé, il existe un autre Jeffrey Moore et c’est lui qui a gagné”», dit l’auteur, qui a mis près de 10 ans à écrire son livre.

Les critiques sont dithyrambiques. Le National Post et The Globe & Mail, notamment, ont fait état de son talent. Chez M. Moore, le style, l’humour et la profondeur sont étroitement mêlés, indiscernables, comme seule la vraie littérature peut en donner l’exemple. Dotée d’une impressionnante vitalité, sa plume fouaille les âmes et surtout, comme le soulignait Carole Beaulieu dans L’Actualité, fait «connaître à un public international un Montréal plein d’esprit et de fantaisie».

«C’est une comédie romantique noire, affirme Jeffrey Moore. Le genre par excellence pour illustrer “la confusion et les incertitudes de la vie urbaine moderne”, comme l’a mentionné l’écrivaine indienne Shashi Sing.»


De Montréal à Londres

Né à Montréal, élevé à Toronto, l’auteur a séjourné plusieurs mois à l’étranger — «un peu partout: en Écosse, en Hongrie, à Bali et ailleurs en Extrême-Orient» — avant de revenir s’installer au Québec. «Pourquoi Montréal? Parce qu’il y a longtemps je suis tombé follement amoureux d’une Québécoise. Je me demande souvent ce qu’elle est devenue… Mais je m’égare! Parce que c’est une des plus belles villes en Amérique du Nord. J’aime la notion de deux cultures et faire partie d’une minorité: je me sens moins comme un mouton, moins anonyme et conformiste.»

Passionné de nature et de Shakespeare — «son Sonnet 29 est un des plus beaux poèmes jamais écrits» —, Jeffrey Moore se balade souvent dans les Laurentides et sur le mont Royal. «C’est rare de trouver une montagne inhabitée en plein centre-ville», fait-il remarquer. Il fréquente aussi le Red Light de Montréal, comme le personnage principal de son roman. Mais là s’arrête la ressemblance! Lui, il se porte mentalement très bien, merci, et possède de vrais diplômes. De la Sorbonne, notamment.

D’où vient l’idée de la frime? «Elle trouve son origine dans la notion de curriculum vitae, dans lequel la majorité des gens gonflent leurs réalisations, répond M. Moore. D’ailleurs, quand j’enseigne, j’ai parfois l’impression que je suis moi-même un imposteur, que je joue un rôle. Heureusement, ça passe…» Depuis 14 ans, il foule les flancs du parc urbain unique en Amérique,en se rendant sur le campus de l’Université, où il enseigne la traduction. «En ce qui concerne le style, le rythme, le choix des mots, l’euphonie et la grammaire, la traduction nourrit mes écrits», affirme l’auteur.

C’est en France qu’il a appris la langue de Molière et étudié la linguistique comparée. Traducteur à son compte depuis plusieurs années, il n’a commencé à écrire qu’au début des années 90. Il traduit essentiellement des textes reliés aux arts: danse, théâtre, cinéma, musées. Outre son roman, ses écrits se résument à des paroles de chansons pour le groupe rock Joe Karma et à une nouvelle intitulée Delight in Disorder, diffusée l’automne dernier sur les ondes de la radio anglaise de Radio-Canada et publiée dans le dernier numéro de la revue québécoise Matrix. Il travaille actuellement à un recueil de nouvelles basées sur la notion de mémoire.

Pour l’instant, il flotte, porté par la grâce d’un succès inespéré, multipliant les voyages et les entrevues. Joint à Londres, où il fait une tournée de promotion, M. Moore, encore sous l’effet du décalage horaire et de la pluie incessante, se dit ravi par la tournure des événements. On le serait à moins. La version française de son roman sera bientôt distribuée au Québec et en France et les droits de traduction en portugais font présentement l’objet d’une négociation avec une maison d’édition brésilienne. Des producteurs travaillent même à un projet de film pour Hollywood!


Salman Rushdie

À New Delhi, où avait lieu la cérémonie de la remise des prix décernés par la Fondation du Commonwealth, l’ouvrage de M. Moore a aussi reçu des éloges. L’écrivain indien Shashi Deshpande, qui présidait le jury, a qualifié Prisoner in a Red-Rose Chain de «premier roman remarquablement confiant et énergique».

Jeffrey Moore, en tout cas, est persuadé que ce genre de succès n’arrive qu’une fois et qu’il faut le savourer comme un cognac précieux. Ce qu’il fait au cours de son séjour en Inde, où les gens, semble-t-il, sont très chaleureux. Mais l’accueil l’est moins à l’entrée de la salle de réception du chic Oberoi Hotel. L’auteur montréalais doit passer par les détecteurs de métaux, les agents de sécurité et les chiens policiers. Car Salman Rushdie, finaliste du concours dans la catégorie du meilleur livre, revenait dans son pays natal après un exil de plusieurs années.

Signe de l’humour particulier de M. Moore: il remercie l’auteur des Versets sataniques — «un homme charmant et charismatique» — lorsqu’il accepte son prix accompagné d’une bourse de 4000 £ (presque 10 000 $CAN). Le lendemain, le Hindustan Times a écrit que Jeffrey Moore avait littéralement volé la vedette et fait un tabac en remerciant Salman Rushdie «d’avoir fait un voyage spécial en Inde pour venir me voir recevoir mon prix». Le style, c’est l’homme.

Dominique Nancy


Jeffrey Moore, Prisoner in a Red-Rose Chain, Saskatchewan, Thistledown Press, 1999, 21,99$.