Volume 35 numéro 25
26 mars
2001


 


Un trésor aux collections spéciales
Un des sept exemplaires du Magnificenze di Roma, de Piranèse, vaudrait une fortune.

Geneviève Bazin (à gauche) et Myra Nan Rosenfeld (à droite) manipulent, avec des gants blancs il va sans dire, le trésor des collections spéciales, un ouvrage de grande valeur de Piranèse.

C’est un livre qu’on ne manipule qu’avec des gants blancs. Et pour cause. Le Magnificenze di Roma, que Piranèse a imprimé dans son atelier entre 1748 et 1750, constitue le trésor de la Division des livres rares et des collections spéciales de l’Université de Montréal. La valeur historique du volume de 114 pages est considérable puisqu’il présente le «premier état des gravures», soit l’impression initiale d’eaux-fortes qui ont notamment inspiré Victor Hugo, Alphonse de Lamartine et des poètes anglais comme Thomas de Quincey et Thomas Coolridge.

Quant à sa valeur matérielle, on préfère la taire pour ne pas attirer l’attention des cambrioleurs. Il suffit de savoir que la seule série des Prisons (Carceri), comptant 13 gravures, vaudrait à elle seule plus de 100 000$US sur le marché de l’art... Les 101 autres, portant l’inscription «Piranezi invento, incise in Roma» mais aucune adresse, présentent les merveilles architecturales de Rome ainsi qu’un magnifique autoportrait. Elles ont été gravées alors que le célèbre artiste et architecte n’était pas assez prospère pour s’offrir un atelier de production hors de chez lui.

«C’est l’un des ouvrages les mieux conservés et assurément l’un des plus intéressants du monde», explique Myra Nan Rosenfeld, une historienne de l’art qui étudie Piranèse depuis 20 ans. Selon elle, il n’existe que sept exemplaires de cet ouvrage, dont deux incomplets. Le Magnificenze di Roma représente un point tournant dans la carrière de Piranèse puisqu’il marque sa percée dans le monde artistique italien.

Pour la première fois, le volume de l’Université de Montréal sera présenté publiquement à un auditoire spécialisé au cours d’une conférence le 6 avril prochain à Rome, «New ligths on Piranese». «Nous savions que cet ouvrage était important, mais nous ne savions pas à quel point», résume Geneviève Bazin, directrice des livres rares et des collections spéciales.

Le travail minutieux de Mme Rosenfeld, au cours des derniers mois, a permis de dater le volume. C’est, notamment, au moyen d’un appareil à fibres optiques qu’elle est parvenue à identifier les filigranes dans les pages du livre. Or, il existe un ouvrage de référence où les différents filigranes sont répertoriés. Ceux du volume dont il est ici question sont les plus anciens connus. Mme Rosenfeld vient d’établir le catalogue des œuvres de Piranèse pour l’Université McGill, à paraître bientôt, et l’ouvrage que possède l’Université de Montréal y figure.

Prima parte de architetture e prospettive, réalisée en 1743, préfigure la célèbre série des Carceri, qui rendra Piranèse célèbre jusqu’au-delà de l’an 2000.

Qui est Piranèse?
Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse (1720-1778), est né à Venise, mais est tombé follement amoureux de Rome lorsqu’il l’a visitée pour la première fois à 20 ans, au point de ne plus vouloir quitter cette ville. D’abord architecte, il n’a qu’une seule grande réalisation à son actif: la rénovation de l’église Santa Monica dei Monti. Il est passé à l’histoire comme un graveur méticuleux, productif et audacieux. Aujourd’hui encore, il suscite la passion chez les antiquaires et les amateurs d’histoire de l’art. Le site Amazone.com, qui vend des livres dans Internet, répertorie pas moins de 47 monographies à son sujet.

On sait que Piranèse et ses fils, Francesco et Pietro, ont multiplié les impressions à partir des plaques d’origine, ce qui fait que les œuvres authentiques ne sont pas rares aujourd’hui dans les grands musées du monde. Ce qui fait l’originalité du Magnificenze de l’Université de Montréal, c’est qu’il correspond aux toutes premières œuvres majeures de la main du maître. Le profane perçoit d’ailleurs nettement une différence entre les gravures de premier état et les autres, effectuées plus tard.

La collection des livres rares compte un autre ouvrage de Piranèse, intitulé Opere Varie (Œuvres diverses), qui présente aussi la série des Prisons, réalisée une quarantaine d’années plus tard. Cela permet la comparaison visuelle, à la portée de tout chercheur.


Montréal, ville d’art

Le catalogue de la collection des gravures et livres de Piranèse, de ses prédécesseurs et de ses successeurs, élaboré par Mme Rosenfeld, inclut un Opere Varie d’une grande valeur déposé à l’Université McGill. Ce n’est pas le premier état des gravures qui lui confère une valeur particulière (son impression se situe entre 1750 et 1778), mais le fait que l’artiste a laissé ses empreintes digitales sur 11 pièces. En voulant créer des effets d’ombre, il a laissé bien plus que cela.

À des milliers de kilomètres de la Ville éternelle, Montréal se positionne parmi les capitales mondiales de Piranèse. «Impossible d’étudier sérieusement Piranèse sans passer par Montréal», déclare Mme Rosenfeld. Embauchée d’abord par l’architecte Phyllis Lambert pour conseiller le Centre canadien d’architecture dans l’achat d’œuvres, la spécialiste n’était pas au bout de ses surprises. Elle a découvert des gravures authentiques dans les archives du magasin Morgan avant d’étudier les livres des deux universités de la montagne, dont elle ignorait l’existence lorsqu’elle a monté une exposition en 1992. C’est la conservatrice des collections spécialisées de l’Université McGill, Irena Murray, qui l’a mise sur la piste.

Le plus drôle, c’est qu’on ignore la provenance exacte du trésor des collections spéciales, qui place le Service des bibliothèques de l’Université de Montréal parmi les privilégiés qui possèdent Le Magnificenze d’origine (avec la New York Public Library, le Sir John Soane’s Museum, à Londres, l’Accademia di San Luca, à Rome, la Bibliothèque publique de Genève, la Bibliothèque nationale de France, à Paris, et la National Gallery, à Washington). Si l’on s’attarde à la qualité de la conservation, Mme Rosenfeld place même l’exemplaire de l’UdeM parmi les trois plus importants.

«Nous savons que notre exemplaire vient de la bibliothèque de l’École d’architecture, mais nous ne sommes pas parvenus à retracer le donateur d’origine», explique Mme Bazin.

Lorsqu’on lui a confié le mandat de créer une division des livres rares et des collections spéciales, en 1985, Mme Bazin a récupéré 80 000 ouvrages de diverses provenances. Conservés dans une atmosphère contrôlée, répertoriés et classés, ces livres font l’objet de recherches constantes, en plus d’être mis à la disposition des étudiants et des professeurs. On sait par exemple que l’Opere Varie a été légué par un architecte en 1973. Le Magnificenze faisait déjà partie de la collection. Une inscription manuscrite sur la page de titre laisse entendre qu’il viendrait du château du duc de Devonshire. Le livre, âgé de 250 ans, conserve certains de ses mystères.

Les reliures des deux ouvrages de Piranèse ont actuellement un urgent besoin de restauration. «Nous recherchons un mécène, dit avec un sourire en coin Geneviève Bazin. Nous avons besoin de 8000$ pour les restaurer. Cela vous donne une idée de la valeur de ces livres…»

Mathieu-Robert Sauvé