TÉMOIGNAGE
Maurice
Bouchard (1924-2000)
Maurice
Bouchard a été, pendant plus de 30 ans, un professeur
de théorie microéconomique (et, un temps, de théorie
macroéconomique) capable denthousiasmer ses étudiants,
un serviteur de lUniversité de Montréal aussi
à laise dans son rôle de président de lAPUM
(lassociation antérieure à lactuel syndicat
des professeurs) que dans celui de conseiller technique de nombreux
recteurs, un critique social toujours astucieux et un chercheur infatigable,
à la destinée difficile mais sachant toujours
rester digne, de cette dignité qui naît de la conscience
davoir su créer et de porter en soi une représentation
originale du monde.
À ses obsèques, Ruth Dupré, une de ses anciennes
étudiantes actuellement professeure à lÉcole
des Hautes Études Commerciales, a su rappeler avec émotion
les liens qui sétablissent entre un maître et ses
disciples. On trouvera son texte dans le prochain numéro de
LÉconolien. Il représente parfaitement
la première facette de Maurice Bouchard, celle du professeur.
Son témoignage nest pas isolé: Ruth parle pour
des cohortes entières.
Ce succès dans lenseignement nest pas indépendant
dune conception intégrée de lUniversité
celle dune communauté de professeurs et détudiants
en quête de vérité. Cette même conception
définit la chose administrative et la place dans la cité.
Pour préserver la dignité du professeur duniversité
(Maurice commence sa carrière en 1955), on fonde lAPUM,
on en devient secrétaire et président. Pour assurer
la grandeur de létablissement, on devient, quasi concurremment,
secrétaire de faculté, membre du Comité de la
construction, membre de lAssemblée universitaire, membre
du Conseil de lUniversité et membre du Comité
exécutif. Maurice a fait tout cela et bien dautres choses
encore. Pour aider à construire la cité, on participe
à la Révolution tranquille, on écrit le rapport
Bouchard, on aide à renouveler le syndicalisme.
Et la quête de la vérité ne sachève
pas: en plus de lenseignement, de ladministration, de
la critique sociale, il faut déplacer la frontière des
connaissances. Cest la recherche. Maurice fut un chercheur infatigable.
Son oeuvre tient principalement en trois livres. Le premier (sa thèse
de doctorat) porte sur la théorie des salaires et des conventions
collectives. Les deux autres (publiés lun au début
des années 70, donc après 15 ans de réflexion,
lautre après sa retraite, avec un nouveau délai
de 15 ans) sont beaucoup plus ambitieux: ils se veulent une reformulation
complète de la science économique. On ne peut parler
de Maurice sans dire un mot de son incroyable aventure intellectuelle
(souvent mal comprise).
En sciences économiques, on représente les préférences
individuelles par des fonctions dutilité qui, a Spriori,
peuvent dépendre de quantités consommées par
chacun. Pour se ramener à un monde où chacun nagit
que dans son propre intérêt, on peut ou spécifier
que la fonction dutilité de chacun ne dépend que
de ses propres consommations ou annuler toute dérivée
qui se rapporte aux autres.
Maurice Bouchard a voulu étendre cette dernière procédure
de la manière suivante: a) les dérivées premières
et secondes de la fonction dutilité dun consommateur
par rapport à ses propres consommations ont un sens économique;
b) les dérivées subséquentes nen ont pas;
c) pour se débarrasser des influences extraéconomiques,
il faut les annuler. Doù lémergence dun
«homo oeconomicus» (deuxième livre) et dune
théorie «totalement rationnelle» (troisième
livre). Sur cette base, cest-à-dire finalement dans le
cas quadratique, Maurice ne se contente pas de reconstruire: il étend
la théorie à divers problèmes nouveaux. Il y
a là plus de 30 années de travail acharné, plus
de 30 années de réflexions et de discussions.
La profession a rejeté cette démarche, tantôt
nommément, tantôt par son silence. Il y a plusieurs raisons
à cela. Lune delle, cest quavec larrivée
de laversion au risque (1963, l964) les dérivées
troisièmes sont devenues de plus en plus familières
aux économistes par leur sens économique. En fait, à
lheure présente, certains chercheurs en sont arrivés
à utiliser les dérivées sixièmes et à
leur trouver un sens économique. Dès lors, on ne voit
pas comment la postérité pourrait être plus accueillante
Maurice sen doutait et sest retrouvé complètement
isolé. Cest pourquoi jai parlé plus haut
de «destinée difficile». Laventure intellectuelle
est toujours terriblement risquée, mais il ne faut pas regretter
davoir su «regarder lidéal en face».
Quoi quil en soit, Maurice Bouchard, enseignant heureux, administrateur
heureux, critique social heureux a été souvent malheureux
en matière de recherche. Malheureux, mais toujours élégant,
toujours digne: il croyait dans son système, il laimait,
se présentait comme tel, était lui-même vrai.
Cette vérité-là en vaut bien plusieurs autres.
Camille
Bronsard
Professeur titulaire