Volume 35 numéro 21
19 février
2001




TÉMOIGNAGE

Maurice Bouchard (1924-2000)

Maurice Bouchard a été, pendant plus de 30 ans, un professeur de théorie microéconomique (et, un temps, de théorie macroéconomique) capable d’enthousiasmer ses étudiants, un serviteur de l’Université de Montréal aussi à l’aise dans son rôle de président de l’APUM (l’association antérieure à l’actuel syndicat des professeurs) que dans celui de conseiller technique de nombreux recteurs, un critique social toujours astucieux et un chercheur infatigable, à la destinée difficile — mais sachant toujours rester digne, de cette dignité qui naît de la conscience d’avoir su créer et de porter en soi une représentation originale du monde.

À ses obsèques, Ruth Dupré, une de ses anciennes étudiantes actuellement professeure à l’École des Hautes Études Commerciales, a su rappeler avec émotion les liens qui s’établissent entre un maître et ses disciples. On trouvera son texte dans le prochain numéro de L’Éconolien. Il représente parfaitement la première facette de Maurice Bouchard, celle du professeur. Son témoignage n’est pas isolé: Ruth parle pour des cohortes entières.

Ce succès dans l’enseignement n’est pas indépendant d’une conception intégrée de l’Université — celle d’une communauté de professeurs et d’étudiants en quête de vérité. Cette même conception définit la chose administrative et la place dans la cité. Pour préserver la dignité du professeur d’université (Maurice commence sa carrière en 1955), on fonde l’APUM, on en devient secrétaire et président. Pour assurer la grandeur de l’établissement, on devient, quasi concurremment, secrétaire de faculté, membre du Comité de la construction, membre de l’Assemblée universitaire, membre du Conseil de l’Université et membre du Comité exécutif. Maurice a fait tout cela et bien d’autres choses encore. Pour aider à construire la cité, on participe à la Révolution tranquille, on écrit le rapport Bouchard, on aide à renouveler le syndicalisme.

Et la quête de la vérité ne s’achève pas: en plus de l’enseignement, de l’administration, de la critique sociale, il faut déplacer la frontière des connaissances. C’est la recherche. Maurice fut un chercheur infatigable.

Son oeuvre tient principalement en trois livres. Le premier (sa thèse de doctorat) porte sur la théorie des salaires et des conventions collectives. Les deux autres (publiés l’un au début des années 70, donc après 15 ans de réflexion, l’autre après sa retraite, avec un nouveau délai de 15 ans) sont beaucoup plus ambitieux: ils se veulent une reformulation complète de la science économique. On ne peut parler de Maurice sans dire un mot de son incroyable aventure intellectuelle (souvent mal comprise).

En sciences économiques, on représente les préférences individuelles par des fonctions d’utilité qui, a Spriori, peuvent dépendre de quantités consommées par chacun. Pour se ramener à un monde où chacun n’agit que dans son propre intérêt, on peut ou spécifier que la fonction d’utilité de chacun ne dépend que de ses propres consommations ou annuler toute dérivée qui se rapporte aux autres.

Maurice Bouchard a voulu étendre cette dernière procédure de la manière suivante: a) les dérivées premières et secondes de la fonction d’utilité d’un consommateur par rapport à ses propres consommations ont un sens économique; b) les dérivées subséquentes n’en ont pas; c) pour se débarrasser des influences extraéconomiques, il faut les annuler. D’où l’émergence d’un «homo oeconomicus» (deuxième livre) et d’une théorie «totalement rationnelle» (troisième livre). Sur cette base, c’est-à-dire finalement dans le cas quadratique, Maurice ne se contente pas de reconstruire: il étend la théorie à divers problèmes nouveaux. Il y a là plus de 30 années de travail acharné, plus de 30 années de réflexions et de discussions.

La profession a rejeté cette démarche, tantôt nommément, tantôt par son silence. Il y a plusieurs raisons à cela. L’une d’elle, c’est qu’avec l’arrivée de l’aversion au risque (1963, l964) les dérivées troisièmes sont devenues de plus en plus familières aux économistes par leur sens économique. En fait, à l’heure présente, certains chercheurs en sont arrivés à utiliser les dérivées sixièmes et à leur trouver un sens économique. Dès lors, on ne voit pas comment la postérité pourrait être plus accueillante… Maurice s’en doutait et s’est retrouvé complètement isolé. C’est pourquoi j’ai parlé plus haut de «destinée difficile». L’aventure intellectuelle est toujours terriblement risquée, mais il ne faut pas regretter d’avoir su «regarder l’idéal en face».

Quoi qu’il en soit, Maurice Bouchard, enseignant heureux, administrateur heureux, critique social heureux a été souvent malheureux en matière de recherche. Malheureux, mais toujours élégant, toujours digne: il croyait dans son système, il l’aimait, se présentait comme tel, était lui-même vrai.

Cette vérité-là en vaut bien plusieurs autres.

Camille Bronsard
Professeur titulaire