Volume 35 numéro 21
19 février
2001


 


Un dictionnaire bilingue canadien bientôt dans Internet
Une expérience unique menée avec des étudiants au baccalauréat

André Clas

«Un dictionnaire n’est jamais terminé, mais il sera suffisamment prêt pour être consulté», lance André Clas, qui pilote la réalisation d’un dictionnaire bilingue canadien dont l’aboutissement est prévu pour 2004. «Le grand défi consiste à créer un dictionnaire avec du travail étudiant, constate ce professeur émérite du Département de linguistique et de traduction qui travaille avec des étudiants au baccalauréat. Il s’agit de les amener à y trouver du plaisir et à produire un document qui soit comparable à celui de professionnels.»

Le projet, qui a débuté en 1994, a reçu une première subvention de 2,4 M$ sur cinq ans du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, puis une seconde en 1999. «Il faut cependant maximiser les énergies puisque, estime M. Clas, la réalisation d’un dictionnaire coûte habituellement au moins 15 M$.

L’Université d’Ottawa assure la partie du français vers l’anglais, tandis que l’Université de Montréal et l’Université Laval s’occupent du volet de l’anglais vers le français. Les deux universités québécoises scrutent les canadianismes au microscope.


Cédérom et Internet

Le dictionnaire bilingue canadien sera édité en version cédérom et accessible gratuitement dans Internet. «À mon avis, le papier est mort pour les dictionnaires», tranche André Clas, sans toutefois exclure la réalisation éventuelle d’une version papier. «Ces manuels de référence changent de configuration et sont maintenant tous produits dans Internet. On peut aussi y greffer une base de données sélectionnée.»

Selon le professeur, la réalisation de l’ouvrage est un excellent tremplin pour la centaine d’étudiants rémunérés qui y auront participé en 10 ans. Le travail est plus intensif durant la saison estivale. Pendant l’année universitaire, pour des raisons évidentes, les étudiants y consacrent au plus 15 heures par semaine.

L’équipe, composée de la traductrice Monique Cormier et d’une assistante de recherche, compte une quinzaine d’étudiants qui change tous les trimestres. Les recrues, pour la plupart en deuxième année du baccalauréat en traduction, sont triées sur le volet. Après s’être qualifiées à l’examen de sélection, elles doivent lire un manuel de 200 pages et prendre part à des réunions de travail. «Nous mettons un très fort accent sur la formation. C’est aussi un superbe laboratoire pour les étudiants. La réflexion sur la langue devient tout à fait intéressante. Certains d’entre eux se prennent même au jeu et décident d’entreprendre un mémoire ou une thèse sur le sujet», signale le professeur.


Telle une marguerite

Le linguiste compare l’opération à une marguerite: «La partie jaune compose le noyau le plus stable; elle est obligatoire à tout dictionnaire. Les pétales sont, quant à eux, des domaines plus particuliers, comme le volet scolaire ou environnemental. En 2004, le jaune de la marguerite sera terminé, mais les pétales seront plus ou moins développés.»

Répertorier les collocations ou les expressions figées constitue un des aspects du travail de recherche. André Clas donne l’exemple du mot «blessé», auquel on accole inévitablement l’adverbe «grièvement». «On ne peut séparer les deux mots. Tout comme “suivre un cours” et non “prendre un cours”.»

Les caprices de la langue touchent la morphologie lorsqu’on parle, par exemple, de «prendre une bière», comparativement au fait de «prendre un médicament». Au Québec, le mot «dispendieux» est un canadianisme, alors qu’en France, c’est un mot dit «du dimanche».

Pour M. Clas, la réalisation d’un dictionnaire doit éviter le piège de la norme. «Quand 99% de la population utilise un mot, je suis obligé de l’inclure. Le dictionnaire ne cherche pas à sanctionner, mais il répertorie.» Faut-il pour autant intégrer l’argot et l’expression littéraire? «Il ne faut pas verser dans les extrêmes; il s’agit de l’usage courant.»

André Clas s’inscrit également en faux contre la mention «emploi critiqué» figurant dans plusieurs dictionnaires. «Ça tend à disparaître. Ce qu’on voit surtout, c’est la fréquence d’utilisation. Qu’on soit d’accord ou non avec l’usage d’un mot, nous devons le faire apparaître.»


Méthodologie

Pour mener à bien ce travail de bénédictin, l’équipe a recours à Textum, une base de données comportant quelque 350 millions d’occurrences aux racines anglaises, françaises ou québécoises. Elle regroupe des textes de quotidiens, d’oeuvres des Éditions Leméac et certains textes de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences.

Les étudiants travaillent la plupart du temps par familles de mots. Par exemple, le mot anglais boil donne lieu à plusieurs mots composés tels boil away («s’évaporer»), boil down («se réduire») ou boil over («déborder»). Quatre à cinq dictionnaires sont aussi utilisés.

«Pour faire un dictionnaire, il faut avoir une certaine expérience de vie. Les étudiants qui s’engagent dans le projet ont souvent une vue assez naïve de cet ouvrage de référence. Pourtant, il y a des milliers de mots qui n’y figurent pas. Si j’avais une recette, ce serait facile. Mais chaque mot a sa particularité.»


Une transformation perpétuelle

Pour André Clas, la langue est confrontée à des mutations constantes. Les sociétés changent, des populations émigrent, le tourisme de masse est en progression, l’heure est à la mondialisation, les organisations internationales apportent des cultures différentes, les médias explosent, bref, autant d’éléments qui ont une profonde influence sur la diffusion du français et, donc, sur les dictionnaires. «Nous assistons à un brassage qui n’a jamais existé auparavant et à l’instauration d’une conscience sociale accrue. Il faut donc que le dictionnaire que nous préparons soit le plus complet, le plus explicatif et le plus riche possible.»

À ce jour, près de 45 000 entrées de mots ont été effectuées. «Nous devons suivre l’évolution dans tous les sens, qu’il s’agisse de langue, de technologie ou des goûts à la mode. Nous essayons de faire un dictionnaire continuel et d’assurer une certaine permanence pour pouvoir changer, ajouter, corriger et moderniser. »

Le professeur souhaite enfin que les avantages tirés de ce dictionnaire dans Internet servent à la création d’un centre de lexicographie à l’Université.

Marie-Josée Boucher
Collaboration spéciale