Volume 35 numéro 20
12 février 2001


 


Prescription par compassion et banalisation des psychotropes
Au-delà de l’aspect thérapeutique, Johanne Collin étudie le médicament comme phénomène social et culturel.

«On aura beau multiplier les interventions en santé publique et les actes professionnels, on ne peut pas agir sur les comportements si l’on n’en comprend pas les valeurs et la logique sous-jacentes», observe la chercheuse.

Beaucoup d’asthmatiques ont des animaux de compagnie dont ils ne veulent pas se départir même s’ils savent que pitou, minou ou pinson peuvent être responsables de leur condition.

Malgré toute l’information disponible sur les médicaments contre l’hypertension, la façon de les prendre et leurs effets, il y a encore au-delà de 40% d’inobservance des prescriptions.

Il faut cependant y regarder à deux fois avant de conclure qu’il s’agit là de comportements irrationnels, estime Johanne Collin. Mme Collin, qui enseigne depuis cinq ans l’histoire et la sociologie du médicament à la Faculté de pharmacie, est également membre du Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention; elle y mène des recherches sur le médicament comme phénomène social et culturel avec une équipe financée par le fonds FCAR et composée du sociologue David Cohen et de la psychosociologue Guylaine Perrodeau (UQAH).

«Il y a beaucoup de recherches pharmacologiques et épidémiologiques sur l’utilisation adéquate et rationnelle du médicament, constate la chercheuse. Nous disposons de nombreuses statistiques sur les pratiques de prescription et de consommation. Mais nous avons très peu de données pour comprendre la signification de ces pratiques de santé et leur observance.»

Dans deux recherches qualitatives, la première auprès de personnes âgées consommatrices de psychotropes et la seconde auprès de médecins qui prescrivent ces médicaments aux plus de 65 ans, Johanne Collin a voulu aller un peu plus loin que la simple collecte de données factuelles.

«En réalité, signale-t-elle, les patients prennent leurs médicaments en fonction de toutes sortes de facteurs: l’expérience qu’ils ont de leur maladie, leurs connaissances, leur compréhension de l’information donnée par les professionnels, leurs valeurs, leur perception de leur état de santé, l’expérience de leurs proches, etc.»


Un outil de médiation

Ainsi l’asthmatique qui décide de conserver son animal de compagnie estime probablement qu’il se porterait encore plus mal s’il devait s’en défaire. Ou encore, il a vraiment fait l’expérience de s’en passer pour réaliser que cela ne règle en rien son problème.

«On aura beau multiplier les interventions en santé publique et les actes professionnels, on ne peut pas agir sur ces comportements si l’on n’en comprend pas les valeurs et la logique sous-jacentes», observe la chercheuse. Dans sa recherche sur les attitudes des médecins qui prescrivent des psychotropes aux personnes âgées, Johanne Collin a découvert chez ces praticiens une tendance à la prescription par compassion.

«D’une part, ces médecins sont très sensibles à la situation des personnes âgées, mais, d’autre part, ils ont une conception très sombre et négative de la vieillesse. Si la recherche n’avait pas été poussée un peu plus loin, on aurait été tentés de conclure qu’ils connaissent mal les conséquences d’une prescription inadéquate, qu’ils sont mal informés des problèmes des personnes âgées ou qu’ils n’ont pas vu le dossier complet de ces patients. Au contraire, ces médecins estiment que c’est là leur façon de venir en aide aux personnes âgées. Ils croient que, pour conserver la confiance de ces patients, ils doivent, dans une certaine mesure, acquiescer à leurs demandes de psychotropes.
Des médecins tiennent aussi compte du fait que ces gens ne peuvent généralement pas suivre de psychothérapie. La prescription de psychotropes aux personnes âgées est donc un acte beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de l’extérieur. Les propos recueillis par ces médecins montrent aussi qu’il y a beaucoup plus de compassion dans notre système de santé qu’on peut se l’imaginer. Le médicament est un outil de médiation entre le médecin et son patient. Pour le patient, le médicament est donc le signe que le médecin agit, qu’il se préoccupe de sa condition.»


«Moi, c’est pas pareil!»

Mme Collin a aussi étudié la consommation de médicaments chez 42 personnes âgées des deux sexes vivant en résidence et de milieux socioéconomiques variés. Elle a toutefois été étonnée de constater que plus de 40% de ces personnes consommaient des psychotropes régulièrement depuis plusieurs années. Les études statistiques sur la question révèlent qu’environ le tiers des 65 ans et plus consomment des psychotropes (surtout des somnifères et des tranquillisants mineurs), pas nécessairement sur une base régulière.

Dans cette deuxième recherche, l’historienne a constaté chez les personnes interrogées une banalisation des psychotropes. «Elles sont craintives quant à ces médicaments parce qu’elles connaissent le discours sur les dangers d’une telle consommation. Mais comme ces psychotropes sont souvent prescrits avec la mention PNR, c’est-à-dire “renouvelables au besoin”, la personne peut s’approprier le médicament et avoir le sentiment qu’elle a un certain contrôle. Elle se dit que si le médecin lui laisse cette latitude, c’est qu’il y a moins de conséquences qu’on le prétend. Même si elles sont conscientes des problèmes de consommation à long terme, ces personnes se disent: “Moi, c’est pas pareil!”»

La recherche met aussi en évidence que ces gens considèrent leurs médicaments selon un ordre de priorité, de même qu’ils hiérarchisent leurs problèmes de santé. «Pour le coeur, c’est sacré», disent-ils, parce qu’ils ont eu un infarctus ou une opération à coeur ouvert.


Deux discours

«Nous sommes donc en présence de deux discours qui se répondent, note Johanne Collin. D’une part, celui des médecins, qui perçoivent plus d’avantages que d’inconvénients à prescrire des psychotropes dans la mesure où les dosages sont faibles et qu’ils gardent le contrôle sur cette consommation. D’autre part, celui des personnes âgées, qui tentent de banaliser le phénomène. Pourtant, les résultats des études statistiques sont tels qu’on devrait s’en préoccuper plus sérieusement.»

On sait que la consommation de psychotropes et les dangers d’interactions médicamenteuses qui en découlent sont une cause majeure de chutes, de pertes d’autonomie et de mémoire ainsi que d’hospitalisation des personnes âgées, sans parler des risques de toxicomanie.

«On remarque cependant que, chez les gens âgés, la consommation de psychotropes est très stable contrairement à l’escalade qui caractérise les toxicomanes en général», indique Mme Collin. Néanmoins, certaines personnes âgées disent qu’elles aimeraient arrêter d’en prendre, mais elles sont aux prises avec une situation difficile, n’ont pas vraiment de soutien et, par conséquent, ne sont pas vraiment motivées à cesser la prise de ces médicaments. Sans compter l’âgisme qui s’en mêle: «Vous savez, à mon âge!» et qui contribue à la démission thérapeutique.

Même si certains médecins de famille font un peu de «counselling», ils ne peuvent quand même pas changer le monde, reconnaît la chercheuse. «Il s’agit en somme de problèmes de nature psychosociale qu’on traite avec des moyens médicaux. On oriente tout vers le médical alors que le médecin ne peut résoudre avec des médicaments des problèmes liés à une situation de vie qui n’a pas de sens.»

Johanne Collin entreprend maintenant un autre volet de sa recherche qui portera sur les produits naturels. Ces produits, qui font de plus en plus d’adeptes chez les gens âgés, peuvent produirent des interactions néfastes avec certains médicaments. D’ailleurs, une nouvelle loi visant à assurer un meilleur contrôle sur ces produits est à l’étude au gouvernement fédéral.

Françoise Lachance