Lamour
à la folie
Pour
le psychiatre Paul Sidoun, lamour est une névrose qui
inspire.
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Paul
Sidoun estime que 70% à 80% des consultations dans
des services de psychologie sont dues à des échecs
amoureux. |
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Lorsque le Dr
Paul Sidoun assure la garde à lurgence de lhôpital
Louis-Hippolyte-LaFontaine, la grande majorité des patients
quil examine sont en pleine crise amoureuse. «Je dirais
que moins de 20% dentre eux sont mariés depuis longtemps
ou ont une relation amoureuse stable. Les autres ont vécu récemment
une rupture ou ne se sont pas remis de leur dernière»,
dit le psychiatre.
Le spécialiste dorigine franco-algérienne, qui
fait la navette entre Tel-Aviv et Montréal, sintéresse
beaucoup à lamour. Il vient de publier un livre peu commun
sur le sujet: Désirs, amours et autres destins noirs.
Ce nest pas un roman, encore moins un traité savant.
Il sagit d«études de cas dune psychiatrie
de lamour», comme lindique le sous-titre.
Lamour fait donc des ravages en santé mentale. Mais que
prescrit-on aux victimes de Cupidon? «Ça dépend
des cas, répond prudemment le médecin. Il y a des remèdes
contre la dépression majeure ou dautres maladies de lâme.
Et il existe une multitude dapproches thérapeutiques.
Mais lamour dévorant, ravageur, a certainement des causes
sociales. Et la morale ne dépend pas de la psychiatrie.»
À son avis, les rapports humains dans notre société
postmoderne sont caractérisés par une recherche effrénée
démotions, dintensité. «Nous fabriquons
des fous dintensité», dit-il au cours dune
entrevue dans son bureau de lhôpital psychiatrique.
Selon le médecin, la vie est faite de longs moments de calme
et de sérénité où lon ne devrait
pas avoir dautres soucis que de regarder pousser les fleurs.
Les gens heureux nont pas dhistoire? Et après?
«On a tué une sensibilité aux petites choses,
au quotidien, pour des rêves de géants absolument inaccessibles.
Regardez les magazines, la pub, le cinéma et dites-moi ce quon
vend. Tout est intense. Cest trop!»
Pourquoi travailler sur soi?
Le psychiatre récuse même la tendance à lépanouissement
personnel et au «travail sur soi». «Les gens que
vous voyez dans cet hôpital sont fatigués. Fatigués
de travailler sur eux-mêmes. Ils doivent apprendre à
laisser la vie suivre simplement son cours.»
Le
livre que le Dr Sidoun vient de publier rassemble des récits
«pas tout à fait inventés» mais porteurs
dune «douloureuse poésie», selon les termes
de son introduction. Huit histoires damour sont présentées,
puis analysées. Le thérapeute ne sefface pas tout
à fait dans les analyses qui succèdent aux récits,
mais le romancier nest pas loin non plus.
Dans la première histoire, «Fragments», le lecteur
suit Hanna, qui «faisait lamour comme elle jouait, jusquà
lorgasme, jusquà la chute, presque comme un homme».
Dévoreuse dintensité, elle avait des aventures
rocambolesques et brèves comme des feux de paille. Mais elle
se retrouvait toujours seule, pleurant de toutes ses larmes sur les
quais de gares ou dans les cafés déserts.
Hanna mit fin à cette course à lamour lorsquelle
rencontra Gabriel, fils dun juif déporté. Cultivé,
élégant, plaisant mais un peu terne, il nallumait
pas en elle cette flamme quelle recherchait dans ses amours
passés. Leur rencontre fut sans éclat. Mais quimporte;
ils se sont mariés et ont eu quelques enfants. Tout est bien
qui finit bien. «Mais comme une sourde menace, elle savait aussi
quelle arrêterait de le désirer, de vouloir lui
faire lamour [
] pour quil ny ait plus jamais
de chute et jamais de douleur, pour quil ny ait plus jamais
de peine et jamais de rupture.»
Paul Sidoun admet quil ne peut donner des «happy ends»
à ses histoires, car dans sa pratique clinique on ne lui en
rapporte guère. Dailleurs, la plupart des «cas»
présentés dans Désirs, amours et autres destins
noirs nont pas de fin, quil sagisse de lamour
unissant un handicapé intellectuel à son éducatrice
spécialisée («Limousine»), de la relation
droit au but de deux leaders politiques («In God we trust»)
ou de la troublante histoire de ce juif orthodoxe dOutremont,
Jacob, qui doit se faire expliquer par une généticienne
que tous ses enfants seront atteints dune maladie mortelle transmise
par ses gènes («La pudeur et la fatalité»).
Chaque «étude de cas» nous ramène aux paradoxes
du sentiment amoureux: le quotidien abrutit les passions et le désir
sémousse. «Existe-t-il des amours heureux par eux-mêmes
sans que les deuils inhérents à lhistoire de chacun
ne cherchent à un moment refuge dans le registre du rêve
que fournit le monde du désir?» sinterroge lauteur.
Poser la question, cest y répondre.
Lamour, cette névrose
«Lamour est une névrose. Et les névroses
mintéressent. Mais très honnêtement, je
ne souhaite pas que mes proches en soient atteints. Dans ma pratique,
je vois des gens qui tombent effroyablement amoureux de personnes
qui vont, soi-disant, les guérir de leurs malheurs.»
Au risque de paraître rétrograde, M. Sidoun affirme croire
au mariage, à lengagement, à lunion à
long terme. Le médecin affirme que les sociétés
où les cadres moraux sont plus solides engendrent moins dindividus
malheureux, blessés par leurs peines damour. Au Québec,
les couples étaient autrefois côte à côte
dans la vie. Aujourdhui, ils sont face à face. Engagés
dans une grande entreprise dintrospection, ils renoncent à
leur union dès que l«intensité» sest
relâchée.
Lui-même croyant et pratiquant (de religion juive), Paul Sidoun
se garde bien de juger les personnes qui nont pas la foi. Mais
il regrette que les guides moraux dautrefois naient pas
été remplacés par des remparts aussi efficaces.
«On na jamais été si ouverts pour parler
de nos émotions. Mais on na jamais autant souffert de
douleur morale.»
Vivre dans le «meilleur pays du monde» augmente-t-il également
le risque? «On trompe moins sa femme en temps de guerre»,
répond le professeur du Département de psychiatrie de
la Faculté de médecine, qui se rend en Israël tous
les deux mois pour des raisons professionnelles et familiales.
Lêtre humain est un animal de désir insatiable,
reconnaît le psychiatre. Par désir, on peut quitter père
et mère, faire trois fois le tour de la terre. Malheureusement,
le désir du bonheur conjugal simple, sans complexe, nen
vaut pas la peine dans lesprit du plus grand nombre, déplore
le médecin.
«Les gens qui vivent seuls sont plus sujets aux dépressions
et lon a même montré que les baisers du matin étaient
associés à un taux plus faible de crises cardiaques»,
écrit-il le plus sérieusement du monde.
Mathieu-Robert
Sauvé
Paul Sidoun, Désirs, amours et autres destins noirs, Études
de cas dune psychiatrie de lamour, collection Lhomme
en question, Montréal, MNH, 2000, 144 pages.