Volume 35 numéro 20
12 février 2001


 


Parlez-moi d’amour
Myriam Spielvogel étudie le discours de femmes hétérosexuelles, lesbiennes et religieuses sur les rapports amoureux.

«L’expression de l’individualisme, de l’autonomie et de l’épanouissement personnel ne conduit pas nécessairement à plus de pouvoir et de liberté pour les femmes», selon Myriam Spielvogel. La sociologue fait présentement un stage postdoctoral au Centre de recherche en droit public.

Qu’est-ce que l’amour? «C’est une émotion, une chimie, une source de plaisir, de bien-être et d’accomplissement.» «Pour moi, c’est une sorte d’énergie positive qu’on recherche quand on ne l’a pas et dans laquelle on investit beaucoup.» «C’est quelque chose qui n’est pas palpable, mais qu’on ressent dans nos tripes.»

Ces propos tenus par des femmes âgées de 33 à 45 ans témoignent que l’amour est un état difficilement descriptible dont la quintessence nous échappe, dit Myriam Spielvogel, chercheuse au Département de sociologie.

«Ses joies sont évoquées à travers les doux souvenirs du passé ou dans l’espoir d’un avenir plus heureux, mais l’amour, le “vrai”, semble toujours ailleurs ou encombré d’artifices qui entravent sa pleine réalisation, souligne-t-elle. Les gens continuent néanmoins à tenter l’aventure amoureuse, car ils y voient un enjeu déterminant par rapport au sens de leur vie ou à la possibilité d’atteindre un jour le bonheur. L’existence des femmes se trouve ainsi jalonnée par diverses expériences humaines, heureuses ou malheureuses, qui viennent modifier leur vision de l’amour et leur manière de le vivre. Ces changements sont parfois provoqués par des événements-chocs, des coups durs de la vie, souvent des ruptures amoureuses.»

La question «Qu’est-ce que l’amour?» a été posée à une vingtaine de Québécoises hétérosexuelles, lesbiennes et religieuses par la sociologue, qui a consacré sa thèse de doctorat à deux phénomènes très actuels: l’amour et les rapports entre les sexes. Trop de gens semblent oublier, selon elle, que, au-delà de l’expression de l’individualisme, de l’autonomie et de l’épanouissement personnel, les femmes subissent encore aujourd’hui, dans la sphère tant publique que privée, la dissymétrie des rôles et des statuts sociaux. «Et pourtant, affirme Mme Spielvogel, la référence à ces rapports de pouvoir entre les sexes est pratiquement absente du discours des femmes sur les relations amoureuses, qui met précisément l’accent sur l’individualité des partenaires plutôt que sur leur appartenance à des groupes sociaux.»

Voilà bien le genre de paradoxe qui étonne la chercheuse âgée de 39 ans. Elle en discute d’ailleurs dans un article paru récemment dans la revue littéraire de création et de critique Liberté, qui rassemble une quinzaine de textes axés sur les différences entre les hommes et les femmes.


Un nouveau modèle de l’amour

«On observe, écrit Myriam Spielvogel, que l’évolution sociohistorique des rapports amoureux — souvent présentés par les théoriciennes féministes comme l’un des enjeux fondamentaux des rapports entre les sexes — adopte aujourd’hui des formes inédites, dans lesquelles des modèles anciens et nouveaux se côtoient, provoquant des tensions et des contradictions. Celles-ci sont à mettre en relation avec l’intensification du pluralisme et la volonté d’affirmation des différences qui caractérisent l’évolution sociale. Tous ces facteurs modifient assurément la relation de couple, qui n’est plus définie exclusivement par la norme hétérosexuelle.»

C’est d’ailleurs la perspective originale qu’adopte Mme Spielvogel dans ses recherches. Elle prend en compte des lesbiennes et des religieuses en tant que femmes et non comme des objets d’étude «à part», comme on le fait habituellement en sociologie. À son avis, l’amour voué à Dieu par les religieuses s’apparente entre autres par ses dimensions fusionnelle et inconditionnelle à une relation de couple. «Ne parle-t-on pas d’épousailles mystiques?» Qu’on donne son coeur à Dieu, à une femme ou à un homme, l’amour exige entretien, vigilance et communication.

Par ailleurs, en dépit de certaines particularités, le discours des religieuses sur l’amour rejoint sensiblement celui des hétérosexuelles et des lesbiennes. Il est notamment teinté d’un souci de soi et d’un besoin d’accomplissement personnel, soutient la sociologue. «Les attentes que les femmes entretiennent à l’égard de l’amour et les qualités recherchées chez l’être aimé — capacité d’écoute, dialogue, complicité, tendresse, soutien, respect, etc. — sont orientées vers la satisfaction de leurs propres besoins plutôt que de les amener à s’oublier elles-mêmes au profit de la réalisation du bonheur de l’autre.»

Cet individualisme n’est-il pas narcissique? Oui, répond la chercheuse, mais l’accomplissement de soi — dont le discours féministe s’est aussi fait le promoteur — combiné à la recherche de l’idéal amoureux romantique donne lieu à un nouveau modèle de relations amoureuses. Ce modèle, nommé par Mme Spielvogel «romantico-pragmatique», repose sur un fragile équilibre entre les notions d’union et de respect de l’individualité.


Gérer sa relation amoureuse

Selon la sociologue, l’idée de gestion se retrouve également au coeur des conceptions de ce qu’est l’amour pour les individus. «Les rapports amoureux constituent de nos jours un domaine de la vie qu’il convient de gérer comme une entreprise», observe-t-elle.

On parle notamment de «cultiver» et d’«entretenir» l’amour ou encore d’«investir dans la relation» et d’«y travailler». Mais paradoxalement, souligne la chercheuse, les petites attentions que les amoureux se prodiguent nécessitent une certaine planification qui, elle, contraste avec l’idéal amoureux, qu’on souhaite empreint de spontanéité.

«Malgré le fait qu’en théorie un minimum d’organisation n’exclue pas la possibilité de vivre des moments de spontanéité, une contradic-tion subsiste néanmoins entre ces termes opposés, indique Mme Spielvogel. L’un s’apparente davantage à la mentalité gestionnaire qui traverse le discours sur les rapports amoureux depuis ces dernières années, l’autre aux exigences du romantisme.»

Dominique Nancy


«Amouritié»
«L’amour, c’est de l’amitié plus le sexe», selon l’ensemble des femmes hétérosexuelles et des lesbiennes interviewées par Myriam Spielvogel, chercheuse au Département de sociologie. Mais pour les répondantes, l’amour voué à une personne ne dépend pas principalement de la satisfaction des besoins sexuels.

«La relation amoureuse se démarque de l’amitié notamment par le type d’émotion ressentie, la profondeur de l’engagement, de l’échange, de la connaissance de l’autre et les attentes entretenues par les partenaires à l’égard l’un de l’autre, affirme la sociologue. Par ailleurs, l’amour se distingue aussi du coup de foudre qui, passager, naîtrait spontanément en dehors de notre volonté. Ces distinctions servent à attribuer une dimension de profondeur à l’amour. Car en lui opposant la passion, on met en valeur le caractère sérieux, durable, voire sacré, qu’on accole au “véritable” amour. Il est toutefois admis que la passion puisse mener à une relation durable et enrichissante, mais l’amour avec le temps devient plus tempéré.»

L’amitié, contrairement aux histoires de coeur, est perçue comme un type de relation plus stable, mais que les femmes ont souvent le sentiment de négliger lorsqu’elles sont amoureuses. En considérant que près d’un mariage sur deux se termine par un divorce dans nos sociétés occidentales contemporaines, les femmes auraient avantage à entretenir leurs amitiés. À supposer que ce soit bien la stabilité qu’elles recherchent...

D.N.