Volume 35 numéro 19
5 février 2001


 


Le français, entre l’usage public et privé
Les démographes remettent en question la «langue d’usage public» comme indicateur de francisation.

Victor Piché

Les spécialistes des questions démographiques et linguistiques ne pèchent pas par excès de pensée unique. Les points de vue divergents constituaient plutôt la règle à la première des deux journées consacrées aux enjeux démographiques et à l’intégration des immigrants organisées dans le cadre des états généraux sur la situation du français les 25 et 26 janvier dernier.

L’un des thèmes qui soulèvent le plus de controverses est celui de la langue d’usage public, un indicateur retenu par le Conseil de la langue française en 1997 pour mesurer le taux d’usage du français. Cet indicateur désigne la langue employée à l’extérieur du foyer, notamment au travail et dans les communications sociales. Selon cet indice, 83% de l’ensemble de la population du Québec et 70% de celle de l’île de Montréal parleraient principalement français pour communiquer en public.

Marc Termotte


La réceptivité sociale

Pour Victor Piché, directeur du Département de démographie, la langue d’usage public est un indicateur incontournable mais insuffisant. «Il faut un minimum de mise en contexte», fait-il valoir. Les éléments du contexte à considérer pour un allophone sont notamment la durée de résidence, son âge à l’arrivée au Québec, l’avant et l’après-loi 101 ainsi que la mondialisation des marchés du travail.

«Certains de ces facteurs constituent des contraintes objectives qui limitent la francisation au-delà de la volonté non seulement des immigrants, mais de l’ensemble de la population, en particulier celle de Montréal», a-t-il souligné.

L’ensemble de ces éléments l’incite à croire que le français comme langue publique pourrait avoir fait le plein d’usagers avec 70% de locuteurs sur l’île de Montréal. «Viser 100% serait tout à fait irréaliste.»

Le chercheur, membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (CIED), s’est par ailleurs inquiété du taux de réceptivité de la population québécoise quant à l’immigration. «On peut faire le pari que le degré d’ouverture de la société d’accueil pourrait avoir un impact significatif sur l’adoption du français non seulement comme langue fonctionnelle ou de communication publique, mais aussi comme langue identitaire», dit-il.

Or, certaines données de sondages lui paraissent à ce propos inquiétantes: 22% des Québécois trouveraient dérangeant de voir un membre de leur famille avoir un conjoint issu d’une minorité visible, et 34% estiment qu’il y a trop d’immigrants au Québec.


Langue d’usage à la maison

Marc Termotte, également du Département de démographie et membre du CIED, met en doute la pertinence de l’indice de la langue d’usage public pour mesurer la vitalité du français sur l’île de Montréal. À son avis, la langue d’usage à la maison demeure un meilleur indicateur que «la langue parlée chez l’épicier». «La langue parlée à la maison devient normalement la langue maternelle des enfants et elle revêt une importance considérable pour la transmission générationnelle d’une langue et d’une culture», souligne-t-il.

Ce sont surtout les considérations sociopolitiques à moyen terme qui inquiètent le chercheur. À l’aide des chiffres mêmes du Conseil de la langue française, il a souligné que le pouvoir d’attraction du français comme langue publique sur l’île de Montréal est, pour les immigrants, plus faible que celui de l’anglais compte tenu de l’importance relative des deux groupes linguistiques.

Selon ses prévisions, le nombre de francophones sur l’île de Montréal passerait sous la barre des 50% en 2016. Dans ce contexte, si l’on ne se préoccupe que de la langue d’usage public, on pourrait en arriver à une situation «où la langue nationale serait nettement minoritaire dans la sphère privée et largement majoritaire dans la sphère publique.» La cohésion sociale serait alors en péril et, surtout, la langue publique ne serait plus le prolongement de la langue parlée à la maison.

«Que penseraient les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Français si, demain, la moitié des habitants du centre de leur métropole principale ou de leur capitale ne parlait plus l’anglais, l’allemand, l’italien ou le français à la maison?» Dans ces pays, a mentionné Marc Termotte, la «loi du sol» fixe de facto la langue publique, qui n’est que le prolongement de la langue d’usage privé.

Il serait encore temps d’agir pour redresser la situation à condition, selon le chercheur, d’adopter une véritable politique des populations par laquelle le Québec redéfinirait ses objectifs démographiques et linguistiques.

Daniel Baril