Volume 35 numéro 19
5 février 2001


 


Des jeunes chercheurs sous le seuil de la pauvreté
Joël Monzée et Charlène Bélanger signent une étude révélatrice.

Joël Monzée et Charlène Bélanger sont les auteurs du rapport Recherche en santé: enjeux et perspectives, auquel ont collaboré une dizaine de coauteurs et qui a nécessité trois ans de travail; il fait 195 pages.

«Tu pars déjà?» demande le directeur du laboratoire. «Ben quoi, réplique le jeune chercheur arrivé une dizaine d’heures auparavant; il est 5 h et je n’ai même pas pris le temps de dîner.»

Cette situation, Joël Monzée l’a maintes fois observée. Pour le président de l’Association des étudiants aux grades supérieurs de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal (AEGSFM), elle illustre bien la réalité d’une catégorie de jeunes très scolarisés et pourtant enlisés dans la pauvreté. Salaire annuel de 10,000$, semaine de 60 heures, aucune protection en matière d’assurance-emploi ou d’assurance parentale, précarité «permanente» sont le lot des 4000 à 5000 jeunes Québécois qui se consacrent à la recherche en santé en milieu universitaire.

«J’ai connu une jeune boursière d’excellence qui, après un congé de maternité de 15 jours seulement était de retour dans son laboratoire. Elle ne pouvait se permettre davantage. On ne doit pas s’étonner que les chercheurs décrochent, particulièrement les femmes», dit M. Monzée, qui vient de rendre publique une étude sur les conditions de vie des jeunes chercheurs en santé.

Coauteure de l’étude intitulée Recherche en santé: enjeux et perspectives, Charlène Bélanger, déléguée aux cycles supérieurs à l’Association des étudiants aux grades supérieurs du Département de biochimie, a affirmé en conférence de presse, le 27 janvier dernier, que les femmes forment la majorité des étudiants à la maîtrise, mais que cette proportion baisse à mesure qu’on monte dans les cycles supérieurs. «Elles sont 60% à la maîtrise, 40% au doctorat et 30% au postdoctorat. Seulement 15% des professeurs engagés sont des femmes.»


Sous le seuil de la pauvreté

Joël Monzée hésite à qualifier le phénomène de discriminatoire, mais signale que 75% des jeunes chercheurs vivent sous le seuil de la pauvreté sans susciter beaucoup de sympathie autour d’eux. «Je crois qu’on nous associe aux jeunes médecins, alors que la réalité des chercheurs en santé n’est pas du tout comparable à celle des résidents ou des médecins en début de carrière», dit-il.

De toute évidence, il existe une période de flottement durant laquelle le chercheur étudiant n’est manifestement plus un enfant mais où il n’est pas encore considéré comme autonome. En raison des longues études exigées, la carrière est rarement entamée avant 32 ans, voire 35 ans. Sur le plan fiscal, il est donc nettement désavantagé, même si certaines de ses dépenses sont déductibles d’impôt. «J’ai connu des gens qui vivaient avec un revenu de 15,000$… imposable», signale le porte-parole.

Étudiant au doctorat et chercheur au Groupe de recherche en sciences neurologiques, Joël Monzée ne se plaint pas de sa situation. Lauréat pendant plusieurs années d’une bourse d’excellence annuelle de 20,000$ non imposable, il a eu la chance de pouvoir compter sur les fonds de recherche obtenus par le directeur de son laboratoire. Cela permet de rétribuer les chercheurs étudiants.

Selon M. Monzée, le creux de la vague au chapitre du financement de la recherche est derrière nous. Les choses vont mieux depuis quelques mois. Mais le milieu universitaire se compare mal au secteur privé, qui exerce une force d’attraction sur les jeunes. «Dans le privé, on offre jusqu’à 47,000$ pour un diplômé à la maîtrise en pharmacologie», explique-t-il.


De Liège à Montréal

Joël Monzée prend à coeur son rôle de porte-parole étudiant. Il a été de tous les combats depuis qu’il préside l’AEGSFM: il a défendu un mémoire à la consultation sur la politique des universités l’an dernier, puis a participé au sommet du Québec et de la jeunesse, durant lequel il a rencontré les ministres Jean Rochon et François Legault. Plus récemment, il a assisté de façon assidue aux audiences publiques sur la Politique québécoise de la science et de l’innovation, mieux connue sous le nom de «politique scientifique».

Joël Monzée a d’ailleurs reçu sous embargo ce rapport afin de pouvoir prendre rapidement position. «Je l’ai lu de la première à la dernière ligne au cours de la nuit précédant son annonce officielle, dit-il. Je voulais être prêt à réagir.»

Il accueille favorablement cette politique, particulièrement la volonté affirmée de donner une meilleure stabilité aux jeunes chercheurs. «Jean Rochon a montré qu’il était sensible à nos préoccupations. Reste à savoir si le ministre des Finances, Bernard Landry, se montrera aussi compréhensif. Baisser les impôts, c’est bien, mais si l’on précarise l’éducation et la santé, ça va coûter très cher.»

Arrivé en terre québécoise en 1993 après un baccalauréat en éducation primaire, puis une maîtrise professionnelle en thérapie psychomotrice, ce Liégeois d’origine a fait une maîtrise en kinésiologie à l’Université de Sherbrooke avant de venir à l’Université de Montréal, où il terminera sous peu son doctorat en sciences neurologiques. «J’adore le Québec, dit-il. Je n’aurais jamais pu faire tout ce que j’ai fait en Europe, où les choses bougent moins vite. Et mon cheminement multidisciplinaire n’aurait certainement pas été aussi bien perçu.»

Une part de son engagement trouve son origine dans des discussions à bâtons rompus tenues dans le laboratoire de Vincent Castellucci à son arrivée à l’Université de Montréal. «Je trouvais incroyable de voir que personne ne se souciait de la réalité socioéconomique des jeunes chercheurs. Je suis un pragmatique. Je ne voulais pas que nos conversations demeurent à huis clos. Je me suis donc graduellement engagé.»

Mathieu-Robert Sauvé