Volume 35 numéro 19
5 février 2001


 


Quand Olivier devient Olivia
Josée Harrisson étudie l’intégration sociale des transsexuels.

«Plusieurs transsexuels estiment que le statut de transsexuel renvoie à l’idée de processus de changement de sexe; lorsque la conversion est terminée, l’identité sexuelle n’est pas transsexuelle mais féminine ou masculine», explique Josée Harrisson, étudiante au Département de sociologie.

Il s’appelait Olivier Johnson. Il était marié et père de deux enfants. Ce professeur d’université, fortement charpenté et mesurant près de 1,80 m, décide à 45 ans de prendre sa vie en main. Et de s’assumer. Aujourd’hui, Olivier s’appelle Olivia et compte au nombre des quelque 815 femmes qui enseignent à l’Université McGill.

Contrairement à Olivia, la majorité des personnes qui ont subi une chirurgie de changement de sexe, soit près de 1000 individus à Montréal, vivent sous le couvert de l’anonymat, soutient Josée Harrisson, étudiante au Département de sociologie. «Elles se disent bien intégrées dans leur milieu. Mais comment affirmer une telle chose si elles refusent de divulguer leur transsexualité?» Mme Harrisson a consacré son mémoire de maîtrise à la question des mécanismes d’intégration et d’exclusion sociales liés au phénomène. Pour elle, la médecine et le droit ne garantissent pas l’intégration sociale mais la facilite.

«À la suite de la chirurgie et de la modification de l’état civil, on observe chez le transsexuel la volonté d’une vie nouvelle. Celle-ci ne sera toutefois pas facile, constate la chercheuse. Les transsexuels sont victimes de discrimination — perte d’emploi, rejet, mépris, violence — parce qu’ils ne se conforment pas aux standards de la normalité. Cela les conduit souvent à l’exclusion, voire au suicide.»


Une maladie?

«Depuis l’Antiquité, on retrouve des cas d’individus avec des problèmes d’identité de genre, c’est-à-dire qu’ils ont la conviction de ne pas être nés avec le bon sexe, explique Josée Harrisson. Ce n’est qu’en 1952 que trois médecins allemands ont lancé le traitement hormonal complété par une castration chirurgicale. Les opérations de ce type n’ont toutefois été légalisées que dans les années 70.»

Au Québec, l’article 71 du nouveau Code civil a donné un caractère légal à la transsexualité. Les transsexuels ont pu dès lors procéder à un changement de prénom et à la modification de la mention du sexe figurant sur leur acte de naissance. Mais certaines normes sociales, en particulier religieuses, continuent de nuire au processus d’intégration, selon Josée Harrisson. «Permettre qu’un individu change de sexe a des répercussions dans nos institutions sociales et par le fait même dans nos valeurs, dit-elle. Car pour l’Église et le commun des mortels, il faut vivre avec le corps que le Créateur nous a donné.»

Le problème, c’est que les transsexuels sont persuadés de ne pouvoir vivre en contradiction avec ce qu’ils sont réellement. Pour eux, la modification de l’anatomie leur semble le seul moyen d’intégration sociale. «La vie ne vaut plus la peine d’être vécue si une intervention chirurgicale de conversion ne peut être pratiquée», indique la sociologue.

Le transsexualisme est-il une maladie? Oui, répond-elle. Cependant, on n’en connaît pas encore les causes. D’après le Diagnostic Statistics Manual, la bible des spécialistes en santé mentale, il s’agit d’un trouble lié notamment à un sentiment d’inconfort et d’inadéquation quant à ses organes génitaux biologiques.

Le transsexualisme n’est pas qu’un problème strictement sexuel, c’est aussi une question d’identité —au sens d’être un homme ou une femme — et qui touche la manifestation sociale de cet état, signale Josée Harrisson.

«L’ambivalence sexuelle apparaît dès l’âge de quatre ans, ajoute-t-elle. Les individus éprouvent entre autres des difficultés d’interaction avec les enfants du même sexe. Il ne s’agit pas seulement d’un refus de comportement stéréotypé — comme une fille qu’on qualifie de vrai garçon manqué —, mais d’une perturbation profonde et d’un désir prégnant d’appartenir à l’autre sexe.»

D’après les personnes que la chercheuse a rencontrées en entrevue (une centaine, dont quatre ont fait l’objet de l’étude de cas), le transsexualisme est dû à une erreur de la nature qui n’a rien de commun avec l’homosexualité. «L’homosexuel n’a pas de problèmes d’identité de genre et n’a aucun désir de se départir de ses organes génitaux», déclare Mme Harrisson.


Les limites de la chirurgie

Pour faciliter leur intégration sociale, le premier traitement proposé aux transsexuels est la psychothérapie. Elle dure un minimum de deux ans. Si le psychiatre le juge approprié, l’administration d’hormones, dont la prise sera indispensable toute la vie, est alors amorcée. «C’est un pas vers la transformation morphologique désirée, souligne Josée Harrisson. Elle produit au bout de quelques mois l’apparition très progressive des caractères sexuels secondaires opposés — par exemple une plus grande pilosité et une altération de la voix — et précède de 12 à 18 mois la phase irréversible de l’opération chirurgicale.»

Malgré les miracles de la chirurgie plastique, la transformation, qui condamne la personne à la stérilité, n’est jamais complète. Ainsi la transsexuelle (l’homme devenu femme) n’a pas d’ovaires et son clitoris n’est pas conforme en tout point à celui d’une «vraie» femme. De plus, des rejets d’implants mammaires ou péniens et des infections peuvent survenir. L’orifice vaginal peut se refermer s’il y a une nécrose (gangrène).

Au-delà d’une chirurgie des organes génitaux, rappelle Mme Harrisson, il y a aussi une composante incontournable de la réussite d’un tel changement: le squelette ou l’ossature du sujet. «À l’évidence, un homme mesurant 1,80 m et pourvu d’une charpente imposante fera une femme qui ne passera pas inaperçue», dit la sociologue. Pour la transsexuelle Olivia Johnson, qui est passée à travers toutes ces étapes, «le doute est toujours présent, quelle que soit la physionomie. Car la gestuelle féminine est très importante lorsqu’il est question de s’intégrer en tant que femme.»

À son avis, on ne s’improvise pas femme du jour au lendemain. «C’est le processus de toute une vie.» Voilà pourquoi une transsexuelle doit s’accepter telle qu’elle est: une «réplique féminine», et ne pas chercher à se leurrer.

Dominique Nancy


La stratégie du secret
«La majorité des transsexuels cachent le fait qu’ils ont subi une opération», selon Josée Harrisson. L’étudiante au Département de sociologie a mené une recherche sur les problèmes d’intégration sociale que vivent ces individus marginaux.

Plus le sujet est jeune lorsqu’il se fait opérer, dit la chercheuse, plus il a tendance à cacher qu’il a changé de sexe. En dehors de leur famille, l’intégration sociale leur paraît impossible si leur état est révélé. Ceux qui subissent la transformation dans la trentaine ou la quarantaine peuvent difficilement vivre sous le couvert de l’anonymat. Ces derniers semblent avoir un meilleur rapport avec leur environnement. Ils acceptent davantage leur transsexualité. «De plus en plus de transsexuels révèlent leur véritable identité, affirme Olivia Johnson, une transsexuelle. Car la stratégie du secret les condamne à vivre dans l’isolement et la peur d’être reconnus.»

Paradoxalement, tous les individus de l’étude de cas de Mme Harrisson affirment ne pas vouloir de relations sexuelles avec un autre transsexuel. Pourtant, une relation amoureuse à très long terme entre un transsexuel et un partenaire straight, comme on dit dans le milieu, est difficilement réalisable.

«La stratégie du secret peut faciliter l’intégration, mais elle comporte aussi ses limites, estime Josée Harrisson. Il est très contraignant de jouer constamment à faire semblant.»

D.N.