De
la pertinence du marxisme pour étudier le postcommunisme
Comment
apparaissent les classes dans une société sans classes?
|
Selon
Anca Mot, le modèle néolibéral ne parvient
pas à expliquer le cheminement économique
différent de la Pologne et de la Roumanie. |
|
Marx navait
pas prévu le coup: le socialisme devait conduire à la
société sans classes et non ressusciter le capitalisme
comme cest le cas dans lancien bloc soviétique.
Selon la perspective néolibérale qui domine dans lanalyse
de cette situation, le passage au capitalisme apparaît comme
un simple processus rationnel pouvant être contrôlé
par lélite nationale et devant donner des résultats
semblables à ce qui existe en Europe de lOuest et en
Amérique.
À bien des égards, une telle vision des choses semble
loin de la réalité. Anca Mot, qui sinscrit résolument
à contre-courant des analyses néolibérales en
vogue, croit que le marxisme est toujours pertinent pour comprendre
les transformations politiques et sociales, même dans des situations
contredisant apparemment le modèle marxiste. «On ne peut
abandonner un auteur aussi important que Marx uniquement parce que
le communisme est tombé», estime-t-elle.
Étudiante au doctorat au Département de science politique,
elle a consacré sa thèse à renouveler le modèle
structuraliste marxiste en lappliquant aux situations divergentes
observées en Pologne et en Roumanie.
Les limites de lanalyse néolibérale
«Avant 1989, la Pologne et la Roumanie présentaient plusieurs
similitudes. Ces pays occupaient les deux derniers rangs de léconomie
communiste, ils avaient les mêmes types de structures sociales,
navaient pas connu de réformes, et les deux étaient
aux prises avec des pénuries alimentaires. Mais après
1989, la Pologne a connu une performance économique importante
on parle du miracle polonais alors que la situation
de la Roumanie sest dégradée.»
En délaissant les facteurs historiques lointains et en soutenant
que des élections libres devraient suffire à transformer
léconomie, le modèle néolibéral
ne parviendrait pas à expliquer ces situations diamétralement
opposées. Aux yeux de Mme Mot, ce modèle paraît
inconsistant et comporte de nombreuses contradictions.
«Une telle conception du changement impose la primauté
du politique sur la construction de léconomie. Historiquement,
le capitalisme a précédé la démocratie
alors quici on cherche à créer le capitalisme
par une démocratie minimaliste.»
Les réformes radicales qui simposent dans les ex-pays
communistes ne pourraient que difficilement être appliquées
par des gouvernements démocratiques, estime létudiante.
«Un gouvernement démocratique ne peut quadopter
un style graduel de transformation. Plus le dessein est utopique,
plus les solutions seront autoritaires et plus les résultats
seront des échecs par rapport aux objectifs de démocratisation.»
De plus, le changement visé renverrait à un modèle
unique de capitalisme, soit le capitalisme néolibéral,
alors quil ne sagit que de lune des formes qua
prise ce système économique dans lhistoire. «Nous
savons que le capitalisme peut conduire à la dictature en labsence
de certaines conditions favorisant la démocratie», rappelle
Anca Mot.
Les fondements de lhistoire
Une des principales lacunes de lanalyse néolibérale
serait docculter les conditions historiques de la société
en transformation. «Pour les ex-pays communistes, il ne sagit
pas que dun simple changement de la société mais
dun changement de société, insiste létudiante.
Et les sociétés ne sont pas toutes réceptives
de la même façon aux changements. Le néolibéralisme
rencontre plus de résistance en France quaux États-Unis
par exemple. Il faut remonter aux sources historiques pour comprendre
pourquoi les réformes institutionnelles ne sont pas toujours
assimilées par la société.»
Pour reprendre lexemple de la Pologne et de la Roumanie, des
différences notables marquaient ces sociétés
malgré les similitudes. «En Pologne, 80% de lagriculture
était de propriété privée alors quen
Roumanie elle était de propriété commune à
90%. Affaiblie par léconomie communiste, la Roumanie
navait ni les ressources ni les institutions pour faire face
aux pressions extérieures en faveur du changement. Il faut
analyser le modèle de relation entre lÉtat et
la société à partir du 17e siècle pour
expliquer ces différences.»
Pour Mme Mot, les révolutions daprès 1989 ne sont
donc pas des points de départ du passage au capitalisme, mais
des moments exceptionnels qui ont accéléré des
processus déjà en marche. Dans cette perspective, les
résultats de ces transformations ont plus de chances dêtre
positifs dans les pays où des réformes de structures
avaient été mises en place auparavant.
Marx et lapparition des classes
Mais une telle perspective demeure à contre-courant du modèle
marxiste traditionnel. Comment une société prétendument
égalitaire et sans classes peut-elle engendrer une société
de classes? Anca Mot, qui préfère le terme «marxien»
à celui de «marxiste» pour qualifier son analyse,
a trouvé la réponse dans un texte méconnu de
Marx, Formen.
Dans ce texte, Marx traite du passage au capitalisme dans les sociétés
asiatiques précapitalistes: la période de transition
se caractérise par le maintien de la propriété
commune et par le développement dune bureaucratie étatique
gérant les intérêts communs. La stratification
accompagnant les fonctions de gestion sociale donne naissance au pouvoir
dexploitation, puis à la dominance de classe. «Ce
nest donc pas la propriété privée qui explique
linégalité mais plutôt linégalité
qui déstructure la propriété commune et qui conduit
à la propriété privée», souligne
létudiante.
Le même phénomène serait à lorigine
de lapparition des élites à lintérieur
des ex-pays communistes. «Comment expliquer que les anciens
dirigeants ont aujourdhui accumulé des fortunes fabuleuses?
demande-t-elle. Cest quils se trouvaient dans une situation
favorable en raison de leurs privilèges politiques. Des différences
classistes existaient déjà; le pouvoir de fonction de
lélite sest transformé en pouvoir économique.»
Le modèle élaboré par Marx pour expliquer lapparition
des classes dans la société précapitaliste permettrait
donc dexpliquer la situation de laprès-communisme.
Anca Mot a bénéficié de deux bourses pour mener
à bien ce travail dirigé par Jane Jenson et Christopher
McFalls , soit une bourse du Conseil de recherches en sciences
humaines et la bourse Robert-Bourassa en études européennes.
Daniel
Baril