Volume 35 numéro 16
15 janvier 2001


 


Croissance et excroissances des Laurentides
Trois chercheurs signent un ouvrage unique sur l’urbanisation du Nord.

Martin Joly et Gérald Domon ont étudié pendant deux ans et demi l’évolution des Laurentides et viennent de publier le fruit de leur travail. L’autre coauteur, Gérard Beaudet, actuellement en congé sabbatique, est en Angleterre.

Quand on circule sur l’artère principale de Sainte-Agathe-des-Monts, jalonnée de Home Depot, McDonald’s, Canadian Tire, Nickels et Harvey’s, on est frappé par la ressemblance avec le boulevard Taschereau de Greenfield Park. Là où devrait s’exprimer l’âme des Laurentides, l’oeil perçoit une profusion de bitume et de béton. Pour voir les couleurs de l’automne, le promeneur doit porter le regard loin à l’horizon.

Cette «boulevardtaschereaudisation» des agglomérations rurales n’est pas propre aux Laurentides; La Tuque, Chicoutimi, Jonquière et d’autres villes québécoises ont été contaminées par ce virus typiquement nord-américain. Mais le développement fulgurant des Laurentides, prises d’assaut par les vacanciers montréalais depuis la construction de l’autoroute 15, en fait un lieu d’étude exceptionnel pour les chercheurs en urbanisme et en architecture de paysage. Alors qu’il n’existait que des hameaux reliés par une voie ferrée mythique au début du siècle, cette région forme aujourd’hui une zone périurbaine qui fourmille d’activités industrielles, agricoles et récréotouristiques.

Gérald Domon, Gérard Beaudet et Martin Joly se sont livrés à l’analyse approfondie de deux régions des Laurentides qui ont évolué de façon très différente. L’une, au nord, axée sur le développement touristique, englobe l’autoroute des Laurentides entre Saint-Antoine et Lac-Milette, et l’autre, à l’ouest, plutôt agricole, longe l’Outaouais et inclut des villes comme Lachute et Carillon. Le fruit de leur travail vient de paraître chez l’éditrice Isabelle Quentin (en collaboration avec la Chaire en paysage et environnement de la Faculté de l’aménagement) et s’intitule Évolution du territoire laurentien: caractérisation et gestion des paysages.


Quel est votre capital-paysage?

Cet ouvrage universitaire sans équivalent au Québec, selon M. Domon, aborde l’évolution des Laurentides de façon savante. Même s’il est richement illustré et que la qualité de l’impression est soignée, il ne s’agit pas d’un coffee table book. «Ce livre est destiné aux aménagistes et aux professionnels de la gestion du territoire, sans oublier les étudiants, explique Gérald Domon. Au Québec, nous possédons très peu d’ouvrages de référence dans ce domaine. Lorsqu’ils existent, ce sont des publications françaises, donc d’une tout autre réalité.»

À l’origine, le Conseil de la culture des Laurentides et un groupe de municipalités régionales de comté ont entrepris des démarches afin de se doter d’outils pouvant servir à caractériser et à gérer les paysages d’intérêt patrimonial. Les spécialistes de l’Université de Montréal ont été approchés dès 1996 et, par la suite, d’autres partenaires ont été mis à contribution, notamment le ministère de l’Environnement du Québec.

Les chercheurs ont consacré environ deux ans et demi à ce travail, et l’un des auteurs, Martin Joly, aujourd’hui consultant à titre d’architecte de paysage, y a puisé son sujet de maîtrise. «Nous sommes des coauteurs très complémentaires, signale M. Domon. Martin Joly est spécialiste des bases de données géoréférencées, Gérard Beaudet du patrimoine et moi de l’écologie du paysage.»

Comme le projet émane d’une commande du milieu, il ne s’agit pas à proprement parler d’une publication savante. L’ouvrage accorde tout de même une attention particulière à la méthodologie et à l’analyse conceptuelle. Le lecteur y trouvera des notions comme le «cadre écologique de référence», le paysage emblématique ou identitaire, le capital-paysage, etc. Un langage soigné et érudit accompagne les descriptions. On n’y parlera pas de «boulevardtaschereaudisation» de paysage ou de catastrophe patrimoniale; on dira plutôt que «les terroirs ruraux des basses terres et des marges de l’oekoumène semblent actuellement peu valorisés et pour les premiers soumis à une intensification marquée des pratiques culturales et pour les seconds, objets d’abandon».

Quand on demande de façon plus prosaïque à M. Domon pourquoi certains villages des Laurentides sont si laids, il répond que la pression urbaine a été très forte; beaucoup plus, en tout cas, qu’en Estrie, où l’autoroute a été terminée une décennie après celle du nord. «À ce moment-là, les préoccupations environnementales et le souci de favoriser la qualité des paysages étaient moins importants qu’aujourd’hui.»


Deux régions, deux réalités

Il faut souligner la remarquable iconographie de ce livre, qui permet au lecteur de mesurer en un coup d’oeil l’ouvrage (l’outrage?) du temps. Le village de Saint-Sauveur-des-Monts était autrefois un «village-rue» blotti dans la vallée où le Petit Train du Nord faisait halte. Des champs cultivés remplissaient la plaine jusqu’aux montagnes. Depuis, les «ensembles résidentiels et commerciaux ont envahi la presque totalité de l’ancien domaine agricole, montant même à l’assaut des collines voisines».

Dans bien des cas, les images parlent d’elles-mêmes. D’ailleurs, fait intéressant, les Laurentides ont été très tôt l’éden des Montréalais fortunés, qui ont produit une grande quantité de cartes postales, photos d’époque et illustrations diverses. Les auteurs ne manquent pas de comparer ces témoins précieux avec des prises de vue actuelles. De même, d’excellentes photos aériennes datent des années 20, ce qui permet de montrer l’urbanisation en deux ou trois clichés.

Si la région nordique a connu un changement de vocation considérable, la zone ouest, étudiée par les spécialistes, a conservé ses caractéristiques agricoles. Dans la région de la rivière Rouge, notamment, les paysages ont conservé leur cachet. «Le défi dans les années qui viennent est donc de réussir, dans le contexte de production agricole “contemporain”, à maintenir le caractère de cette vallée.»

Selon les auteurs, certains espoirs sont permis. «En raison de sa valeur patrimoniale et esthétique, la vallée de Harrington pourrait bien être appelée à constituer, dans les années à venir, un bon indicateur de la capacité des collectivités locales à en assurer la protection et la mise en valeur.»

Mathieu-Robert Sauvé


Gérald Domon, Gérard Beaudet et Martin Joly, Évolution du territoire laurentien, Caractérisation et gestion des paysages, Montréal, Isabelle Quentin et Chaire en paysage et environnement, 2000, 150 pages.