Volume 35 numéro 15
11 décembre
2000


 


Le nombre de dialysés doublera en six ans
Jocelyne Saint-Arnaud étudie l’impact de cette augmentation.

Jocelyne Saint-Arnaud mène actuellement une recherche sur les 14 unités de dialyse du Québec, qui fonctionnent à la limite de leurs capacités. Et l’on prévoit une augmentation substantielle des dialysés dans les prochaines années.

À l’âge de 26 ans, Jean1 éprouve subitement des problèmes de santé. Un examen révèle qu’un virus très rare a attaqué ses reins. Sans le recours à l’hémodialyse — un système extracorporel de filtration du sang —, c’est la mort au bout de quelques jours.

Cette histoire se déroulait en 1986. Quatorze ans plus tard, Jean doit toujours se présenter à l’hôpital, trois fois par semaine, pour subir son traitement, qui dure près de quatre heures. La greffe aurait été le seul espoir de retrouver une vie normale, mais le rein qu’on lui a transplanté en 1992 a provoqué chez lui une réaction de rejet si violente qu’on l’a exclu de la liste d’attente. Sa survie ne tient qu’à la machine.

L’unité où il prend place est un corridor exigu aménagé en toute hâte, «temporairement», une décennie plus tôt, dans un hôpital de Montréal. Les infirmières, peu nombreuses et surmenées, s’activent pour assister Jean et les 10 autres patients alités.

Le nombre de personnes sous dialyse rénale au Canada était de 17 807 en 1996; il sera de 32 952 dans deux ans. Déjà, le personnel soignant fonctionne à la limite de sa capacité. Comment assurer l’égalité d’accès à ce coûteux service dans les prochaines années? C’est ce que Jocelyne Saint-Arnaud, professeure à la Faculté des sciences infirmières, cherche actuellement à savoir dans le cadre d’une vaste étude.

«À cause du petit nombre d’appareils disponibles, on a utilisé des critères sociaux pour sélectionner les candidats pendant une dizaine d’années, dès la mise au point de la technique de dialyse, a expliqué la chercheuse dans une conférence donnée au 1er Congrès international des infirmières et infirmiers de la francophonie, le 20 novembre dernier, au Palais des congrès de Montréal. C’est-à-dire qu’un père de famille avait plus de chances d’avoir accès aux rares appareils qu’un célibataire par exemple. Ou encore, on privilégiait un chef d’entreprise plutôt qu’un chômeur.»

En reviendra-t-on à se servir de tels critères pour trier les malades qui ont droit à la vie et les autres? «Il ne faudrait pas en arriver là, explique Mme Saint-Arnaud en marge de la conférence. Mais je crois que nous avons la responsabilité collective d’examiner ce problème de près.»


La rareté des ressources

En effet, 40 ans après l’invention de l’hémodialyse (c’est un chercheur de Seattle, Belding Shribner, qui a mis au point la technique le 9 mars 1960), le personnel soignant est toujours confronté à une situation de rareté des ressources. Il parvient, tant bien que mal, à répondre à la demande. Mais si le nombre de patients augmente de 85% en six ans, comme l’affirme l’étude citée par Mme Saint-Arnaud, nul ne peut dire comment le système s’adaptera.

Bien que sa recherche n’en soit qu’à ses débuts, la professeure Saint-Arnaud a déjà noté que les patients qui souffrent de maladies diverses en plus de leur insuffisance rénale ont plus de difficulté à subir les traitements.

C’est que l’hémodialyse n’est pas une sinécure. Il faut être drôlement solide pour passer à travers. Jean, par exemple, arrive épuisé à chacun de ses traitements. Normal: pendant deux à trois jours, les déchets et l’eau se sont accumulés dans son sang, car il ne les a pas éliminés par les voies naturelles. L’hémodialyse lui permet d’effectuer un nettoyage salutaire mais avec une conséquence peu banale: il «maigrit» de cinq kilos en une seule séance.

Compte tenu du vieillissement de la population, tous n’auront pas la force morale et physique de Jean. Et plusieurs souffriront de problèmes cardiaques, neurologiques et autres en plus de leur insuffisance rénale. «Notre système investit beaucoup dans la technologie. C’est bien beau, mais cela pose des problèmes inédits, affirme Mme Saint-Arnaud. À cause du coût des médicaments et du coût des techniques, il va falloir repenser notre façon de distribuer les soins.»

Pourra-t-on offrir un accès universel aux soins de santé en sachant que certains candidats ne feront qu’allonger les listes d’attente? «Je n’ai pas de réponse à cela, mais les professionnels ont une responsabilité sociale à assumer.»


Portrait de la situation

Cette recherche, financée par le Conseil de recherches en sciences humaines, est menée en collaboration avec les professeures Louise Bouchard, de l’Université d’Ottawa, et Carmen Loiselle, de l’Université McGill, et le psychiatre Pierre Verrier, du CHUM. Elle consiste en une sollicitation auprès de plusieurs centaines de personnes dans 14 hôpitaux québécois. Patients, médecins, infirmières et autres intervenants seront appelés à remplir un questionnaire ou à livrer leur témoignage dans des entretiens individuels et de groupe.

Déjà, des opinions différentes apparaissent. Si un patient demande de cesser les traitements d’hémodialyse et que l’équipe soignante accepte, comment qualifier la décision de cette dernière? Certains considèrent la cessation des traitements comme un suicide assisté et d’autres croient au contraire qu’il s’agit d’une bonne pratique médicale. Chez les patients, un certain nombre la qualifient d’euthanasie.

«Nous voyons déjà que les perceptions varient d’une personne à l’autre selon la position occupée. Notre recherche permettra en tout cas de présenter un tableau complet de la situation», dit Mme Saint-Arnaud.

Beau débat en perspective.

Mathieu-Robert Sauvé


1 Nom fictif. Le cas présenté ici est bien réel, mais il ne fait pas partie de l’échantillonnage de la recherche dont il est question.