Volume 35 numéro 13
27 novembre
2000


 


Pour y voir clair dans les élections américaines
Les tendances qu’on y observe se font également sentir au Canada, selon Pierre Martin.

Pierre Martin s’étonne que l’Université de Montréal ne compte aucun groupe d’études sur les États-Unis alors que nous aurions beaucoup à tirer de l’analyse de ce qui s’y passe sur les scènes sociale et politique.

Vous y comprenez quelque chose aux élections américaines? Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas les seuls. Pour vous aider à y voir un peu plus clair, Forum a rencontré Pierre Martin, professeur au Département de science politique et qui était professeur invité à l’Université Harvard l’an dernier pendant les préparatifs des présidentielles américaines.

Pour le politologue, qui a effectué ses études doctorales à l’Université North Western de Chicago, le Canada et le Québec auraient beaucoup à tirer de l’analyse des événements sur les scènes politique et sociale aux États-Unis puisque les tendances qu’on y observe se font également sentir ici. Trois de ces tendances émergent de la confusion électorale actuelle: la politique n’échappe pas à la judiciarisation extrême de la société américaine, deux notions de démocratie s’affrontent et les partis courtisent le même électorat centriste.

Alors que plusieurs se questionnent sur le rôle et la pertinence d’un collège électoral dans le processus d’élection du président, Pierre Martin rappelle que cette institution aujourd’hui archaïque a été créée pour répondre à une situation historique donnée (voir l’encadré). À son avis, l’abolition de ce collège électoral au profit du suffrage universel direct risquerait de créer des imbroglios encore pires que celui que l’on connaît. «En cas de résultat serré, c’est à l’échelle de tout le pays qu’il faudrait alors refaire le comptage», croit-il.

La modification de l’actuel système électoral ne lui semble d’ailleurs pas envisageable à brève échéance puisqu’il faudrait amender la Constitution américaine, ce qui n’est pas plus facile qu’au Canada: «Plus du tiers des États tirent des avantages de ce système et ils vont bloquer les amendements qui leur feraient perdre ces avantages», affirme le professeur.


Démocratie directe ou représentative?

Mais ce qui retient surtout l’attention de Pierre Martin, ce sont les deux notions de démocratie qui s’affrontent actuellement par tribunaux interposés. Les arguments invoqués de part et d’autre pour refuser les résultats montrent que nous sommes en présence de deux conceptions de la démocratie: la démocratie représentative et la démocratie directe.

«Pour les républicains, les premiers résultats étaient valides et le processus était terminé parce que tout s’était déroulé selon les règles convenues par les partis. Pour les démocrates, la justice doit être une justice de résultat et ils ont tendance à vouloir accorder le même poids à tous les électeurs. Aux yeux de Gore, les injustices soulevées par certains citoyens concernant le bulletin de vote autorisent un recomptage.»

Ces approches influent également sur la perception des règles. Alors que Bush fait valoir que le décompte mécanique protège de la subjectivité d’un décompte manuel, les démocrates considèrent que le décompte mécanique peut entraîner des erreurs pouvant être corrigées par l’intervention humaine. Mais tout cela illustre aussi le fait qu’en politique «il n’y a pas de place pour le perdant, ajoutera le professeur. Les deux modes de comptage sont sujets à des erreurs et il importe de réfléchir à la mécanique électorale, tant celle des États-Unis que celle du Canada, où prévaut le principe de “une personne, un vote”.»

Comme on peut le constater, le bulletin de vote de la Floride pouvait porter à confusion.

Selon Pierre Martin, les Américains s’intéressent d’ailleurs à la procédure canadienne, où l’uniformisation du processus permet d’éviter les erreurs ou injustices pouvant découler d’un système où chaque État a sa propre loi électorale, même pour les élections fédérales. En Floride, par exemple, la disposition des noms des candidats et des cases sur le bulletin de vote aurait induit plusieurs électeurs en erreur, au détriment du candidat démocrate.


Concurrence malsaine

Le recours aux tribunaux pour régler de tels différends constitue «une démonstration frappante que la sphère politique n’échappe pas au phénomène de la judiciarisation des relations sociales», reprend le politologue. À son avis, cette tendance commence également à s’observer au Canada, comme peut le montrer le renvoi à la Cour suprême pour déterminer si le Québec peut accéder à la souveraineté.

Paradoxalement, les tensions sont très vives aux États-Unis entre le Parti républicain et le Parti démocrate même si leurs programmes politiques tendent à se rapprocher et alors que le clivage est moins grand au sein de l’électorat.

«Les deux partis convoitent l’électorat médian, qui est de plus en plus difficile à convaincre. Cela crée une concurrence malsaine faisant porter l’enjeu sur la moralité du candidat. La droite religieuse, qui constitue le noyau dur de l’électorat républicain, est convaincue que les démocrates n’ont pas la fibre morale pour diriger le pays, sans égard à leur programme politique.»

C’est une autre tendance qui s’observe aussi au Canada. Pour l’Alliance canadienne, les libéraux sont moralement inaptes à diriger le pays et les libéraux soutiennent la même chose à l’égard de leurs adversaires.»

Il y aurait ainsi plusieurs enseignements à tirer de l’analyse comparative des situations américaine et canadienne, estime le professeur. «Il est étonnant, conclut-il, que l’Université de Montréal, qui compte trois instituts d’études européennes, n’en ait aucun sur les États-Unis.»

Daniel Baril


Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les «grands électeurs»

Le président américain est élu par un collège électoral composé de 538 «grands électeurs». Le nombre de grands électeurs attribué à un État est égal au nombre de représentants et de sénateurs dont dispose cet État au Congrès (donc proportionnel à sa population).

Ils ont été préalablement désignés par les partis ou par l’État et leur fonction se limite à la durée de la campagne électorale. En principe, leur vote doit aller au candidat ayant obtenu la majorité au suffrage universel exprimé par les électeurs qu’ils représentent.

«Ce système a été mis en place au moment de la création de l’État fédéral, qui regroupait des colonies disparates, explique Pierre Martin. À cette époque, les partis politiques n’existaient pas, pas plus que les moyens de communication actuels. On doutait que la population puisse vraiment connaître les candidats à la présidence. Il paraissait préférable de faire voter les gens pour des représentants locaux que chacun pouvait connaître et qui délibéreraient afin de décider quel candidat ils allaient appuyer en tenant compte des désirs de la base.»

Cette fonction de délibération a été abandonnée après une vingtaine d’années, alors que sont apparus les partis politiques. Certains États ont à ce moment adopté des dispositions obligeant les grands électeurs à respecter le vote majoritaire des électeurs de la base. Au Maine et au Nebraska, le vote des grands électeurs doit être proportionnel à celui que chaque candidat a reçu.

«Le collège électoral a été conservé parce qu’il permettait également d’assurer un équilibre politique entre les petits et les grands États, reprend le politologue. Il s’agit là d’un principe fédéraliste évitant aux petits États d’être noyés et leur permettant d’avoir du poids dans l’élection du président. Si les grands électeurs ne respectaient pas la règle convenue, ils provoqueraient une crise constitutionnelle grave.»

Lors de la dernière élection, le Nouveau-Mexique disposait par exemple de cinq grands électeurs pour 600 000 votes exprimés, alors que la Floride en avaient 25 pour six millions de votes exprimés. La recherche d’équilibre peut ainsi causer un autre déséquilibre en permettant à un candidat de remporter le suffrage universel sans obtenir la majorité des grands électeurs, ou l’inverse. C’est un genre de problème que nous connaissons bien avec le processus électoral parlementaire canadien.

Daniel Baril