Enquête
sur un cimetière desclaves noirs en Estrie
Les
travaux de Roland Viau accréditent lexistence dun
tel cimetière rapportée par la tradition orale et quil
cherche à sauvegarder.
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Le
ministère de la Culture et des Communications tarde
à agir pour protéger le site supposé
du cimetière des Noirs, déplore Roland Viau.
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Lhistoire
a longtemps fait partie de la tradition orale anglophone de la région:
il existerait un cimetière desclaves noirs près
de Philipsburg, sur la rive est de la baie Missisquoi, plus précisément
au pied dune colline dardoise appelée Nigger Rock.
«Il sagit dun cas unique dans lhistoire du
Canada puisquon ne connaît aucun autre cimetière
desclaves au pays, affirme Roland Viau, professeur au Département
danthropologie. Il existe bien un cimetière de Noirs
en Nouvelle-Écosse, mais cétait des affranchis
et non des esclaves.»
Un voile de mystère entoure toujours ce «champ des morts»
non recensé, non délimité et qui pourrait contenir
les restes dune vingtaine desclaves hommes, femmes
et enfants ayant travaillé pour un producteur de potasse
entre 1794 et 1833. Leurs inhumations dans le plus total anonymat
auraient tout de même été à lorigine
du nom de Nigger Rock donné à lendroit et attesté
par la Commission de toponymie du Québec.
Lhistoire a refait surface plusieurs fois dans les médias
depuis 1910, alimentant parfois les querelles entre francophones et
anglophones du Missisquoi, si bien que le ministère de la Culture
et des Communications a commandé, en 1998, une étude
afin de vérifier les fondements de la rumeur.
Roland Viau, qui a effectué la recherche documentaire sur le
sujet, est convaincu: «Même sil manque des pièces,
les documents darchi-ves accréditent la tradition orale,
déclare-t-il. Il est urgent de sauver et de protéger
ce site unique, qui a déjà été perturbé
trois fois depuis 1950.»
40 livres pour une jeune servante
Lhistoire commence en 1783, alors que Philip Luke, un loyaliste
de descendance hollandaise, sétablit dans la région
de Philipsburg après la guerre de lIndépendance
américaine, où il a combattu pour lAngleterre.
Luke se lance dans la production de potasse, qui servait alors au
blanchiment du coton et du papier journal.
Les recherches de Roland Viau permettent de croire que le producteur
a hérité, en 1794, de six esclaves noirs ayant appartenu
à sa mère, demeurée à Albany. Selon lethnohistorien,
toutes les familles de descendance hollandaise de lÉtat
de New York possédaient au moins deux ou trois esclaves domestiques.
Un document faisant état de linventaire des biens que
possédait cette femme précise même la valeur marchande
de ces esclaves: deux hommes valaient 50 livres, une jeune servante
en valait 40, une vieille 30, alors quun garçon et une
fillette valaient 18 livres chacun. Le document ne mentionne pas explicitement
quil sagissait desclaves mais, aux yeux de Roland
Viau, cela ne fait pas de doute: «Le terme utilisé pour
désigner les femmes est wench; cest ainsi quon
appelait les esclaves noires domestiques à lépoque.
De plus, on naurait pas attribué de valeur marchande
à des travailleurs affranchis.»
Les données dun recensement de 1825 montrent par ailleurs
que Jacob Luke, un des fils de Philip Luke, logeait, en plus de membres
de sa famille, 10 autres personnes qui ne pouvaient pas, en raison
de leur âge, être ses enfants. Pour Roland Viau, Jacob
Luke aurait hérité des esclaves de son père et
en aurait acquis quatre autres, soit par achat, soit en gardant à
son service les enfants des premiers. Cette famille na pas été
la seule à posséder des esclaves puisque le recensement
de 1850 indique que 283 Noirs vivaient dans le comté.
Les Luke ont par ailleurs érigé leur propre cimetière
familial sur leurs terres avec épitaphes toujours en
place , mais les esclaves ny avaient évidemment
pas droit.
Le Nigger Rock se trouve à 50 m de ce cimetière. En
considérant que lentreprise de potasse a été
exploitée pendant une quarantaine dannées avant
labolition de lesclavage au Canada, en 1833, Roland Viau
estime que le cimetière secret pourrait contenir les restes
de 15 à 20 personnes.
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Le
cimetière des Luke, près duquel se cacherait
le «Negro Cemetery». |
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Découverte dossements
En plus des archives, le professeur a parcouru les journaux à
la recherche dindices sur cette histoire. En 1910, un journaliste
du Standard de Montréal rapportait les témoignages
de gens qui, dans leur enfance, avaient eu connaissance de lexistence
du «champ des morts».
Lévénement le plus marquant sest produit
en 1950, alors que le nouveau propriétaire des lieux, un francophone
ignorant tout de lhistoire, ouvre un chemin et déterre
accidentellement des ossements humains. Informé de leur provenance
par son facteur, il aurait réenterré les restes à
proximité sans plus de formalités.
En 1965, cest au tour dun journaliste du Petit Journal
de simproviser archéologue; lhebdomadaire publie
en première page une photo le montrant en train de creuser
sur le site à la recherche dossements. Encore en 1997,
le Record de Sherbrooke publiait les souvenirs dune vieille
dame dont la mère adressait une prière aux âmes
des esclaves chaque fois quelle passait à proximité
du Nigger Rock.
«On a aussi retrouvé dans une grange de Dunham un écriteau
avec linscription Negro Cemetery, attestant
quun tel endroit a déjà existé»,
ajoute Roland Viau.
Préserver le site
En plus du caractère unique du cimetière lui-même,
son existence nous apprend que les esclaves au Canada ne se retrouvaient
pas seulement comme domestiques dans les villes, comme on le croyait
jusquici, mais quils pouvaient également servir
de main-duvre agricole ou industrielle.
Roland Viau poursuit toujours ses recherches afin de retrouver des
pièces manquantes du côté dAlbany. «Lurgence
pour linstant est de protéger le site et ce quil
renferme, insiste-t-il. Il subsiste sûrement des traces dhabitations,
des restes de fours à potasse et toutes sortes dobjets
qui pourraient nous en révéler beaucoup sur la vie quotidienne
de ces gens.»
Pour cela, il faut que le ministère de la Culture et des Communications
classe lendroit comme site archéologique et prenne des
mesures pour autoriser des fouilles. «Le ministère ne
bougera que si le public le demande», lance Roland Viau. Ce
qui nest pas une simple affaire lorsquil sagit de
déterrer un passé peu glorieux et que subsistent encore
des querelles ethniques et linguistiques.
Afin de sensibiliser le public et déviter que ce patrimoine
soit détruit à jamais, Roland Viau travaille présentement
à la rédaction dun volume sur le sujet. Un reportage
est également en préparation à Radio-Canada.
Daniel
Baril