Volume 36 numéro 10
6 novembre 2000


 


Des étudiants de premier cycle font un tabac en France
Leurs présentations dans un congrès scientifique font des jaloux chez les chercheurs.

Dans le désordre, 12 des 13 membres de l’équipe de recherche sur les comportements antisociaux au travail: Phanie Rioux, Valérie Bastien, Jacinthe Dion, Dominique Duguay, Karine Éthier, Jean-Benoit G. Rousseau, Karine Larose, Sophie Leduc, Nadine Quenneville, Marie-Élène Roberge, Patrice Roy et Marie-Ève Tanguay.

Peu d’étudiants au doctorat ont la chance de participer à des congrès scientifiques. Imaginez une équipe de 13 étudiants de premier cycle qui non seulement réussit à satisfaire à tous les critères de sélection, mais qui, en plus, renverse littéralement les chercheurs de carrière. Et en France par surcroît!

C’est l’expérience peu banale qu’a vécue un groupe d’étudiants de deuxième et troisième année du Département de psychologie au terme de deux années de travail soutenu et acharné.

«Nous voulions aller plus loin que ce qu’on peut apprendre dans nos cours et nous former à toutes les étapes de la recherche, à partir de la documentation jusqu’à l’analyse de données et la publication d’articles», raconte Karine Éthier, l’une des membres de l’équipe.

André Savoie

Luc Brunet

Deux professeurs, André Savoie, dit «le moustachu», du Département de psychologie, et Luc Brunet, dit «Britney», du Département d’études en éducation et d’administration de l’éducation, acceptent de les encadrer dans cette aventure périlleuse qui va conduire l’équipe d’intrépides non pas dans un mais dans trois congrès scientifiques.

«L’objectif final que nous avions fixé était très élevé, soit la publication d’un article dans une revue scientifique sur les comportements antisociaux en milieu de travail, un sujet novateur et peu documenté, indique André Savoie. Nous n’avons fait aucune sélection et tous ceux qui voulaient tenter l’expérience pouvaient se joindre au groupe.»

En plus de recenser la littérature sur le sujet et de clarifier les notions de base, les étudiants ont dû concevoir leur propre questionnaire, constituer une banque de 292 répondants malgré les nombreuses portes «claquées au nez», recueillir les données, les analyser, assurer la stabilité du groupe, chercher du financement et se préparer à faire des présentations respectant les exigences des congrès scientifiques.

«Nous avons aussi établi des contacts avec les principaux chercheurs qui travaillent dans ce domaine en Europe et aux États-Unis, ce qui n’était pas évident au départ, relate Phanie Rioux. Nous avons été agréablement surpris de leur collaboration.»
«Tout ceci a totalisé de 10 à 15 heures de travail par semaine, en plus de nos cours, et sans que nous soyons crédités», ajoute Marie-Élène Roberge.

Le résultat, c’est un nouvel éclairage sur le phénomène des comportements antisociaux au travail dont Forum présente les grandes lignes en page 4.


Du jamais vu!

Luc Brunet et André Savoie ne tarissent pas d’éloges sur ces étudiants qui exigeaient d’eux plus que ce que leur offre une formation de base. «L’opération était hardie et ils ont fait preuve d’un enthousiasme qui ne s’est pas démenti tout au long de l’entreprise, souligne André Savoie.

Satisfaits de l’avancement du projet, les 13 étudiants s’inscrivent au congrès de la Société québécoise pour la recherche en psychologie, tenu à Québec en octobre 1999, où ils font des présentations par affiches sur leur problématique. Puis, en mai dernier, c’est au tour du congrès de l’ACFAS; même si les données sont encore brutes, les résultats sont suffisamment avancés pour que l’équipe organise un colloque sur leur recherche.

Mais ce n’était là que des répétitions avant le vrai défi: le congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française, qui se tenait à Rouen en août dernier, participation qu’ils ont pu se permettre grâce au financement de l’Office franco-québécois pour la jeunesse. Ces étudiants au baccalauréat allaient ainsi se confronter aux chercheurs de toute la francophonie en livrant des données inédites sur un phénomène méconnu!

«Non seulement ils ont livré des présentations impeccables, bien organisées, avec projections et tout le matériel nécessaire, mais ils ont apporté du contenu scientifique nouveau et solide sur un sujet complexe, déclare André Savoie. C’est de la haute performance, du jamais vu! Les congressistes ébahis n’en revenaient tout simplement pas d’apprendre qu’il s’agissait d’étudiants au baccalauréat. Un Français m’a même dit qu’il en était “tombé sur le cul”!»

Le professeur avoue même avoir été un peu gêné devant les performances moindres et le manque de préparation des présentations qui ont suivi celles de ses étudiants.
Pour ces étudiants courageux, l’expérience a été salutaire puisque les 13 membres du groupe ont tous poursuivi leurs études au doctorat. Par leur détermination, ils ont aussi obtenu que le Département de psychologie reconnaisse un nouveau profil de formation au premier cycle pour les étudiants qui s’orientent vers la recherche.

Pour André Savoie, l’expérience montre que l’Université sous-utilise souvent les capacités des étudiants.

Daniel Baril


Le comportement antisocial au travail: bien peu sont au-dessus de tout soupçon
Près de 92% des employés commettraient une forme ou l’autre de gestes déviant des normes du millieu.

Vous est-il déjà arrivé de prolonger indûment votre pause café, de parler en mal de votre employeur ou de faire des photocopies personnelles au bureau? Vous n’êtes pas les seuls. Pas moins de 91,5% des travailleurs ou des professionnels de tous les secteurs commettent un jour ou l’autre ce type de gestes considérés comme antisociaux.

C’est le chiffre auquel arrive un groupe informel de recherche sur les comportements antisociaux au travail qui s’est penché, pendant deux ans, sur ce phénomène méconnu et peu documenté. Composé de 13 étudiants de premier cycle en psychologie (voir l’article en page 1), ce groupe a mesuré les attitudes de 292 employés de diverses entreprises (manufactures, ventes, services professionnels, etc.) devant 47 comportements pouvant avoir un impact négatif sur le travail, les collègues de travail ou l’entreprise qui les emploie.

La liste de ces comportements est assez exhaustive et va du simple dédain à l’égard des autres jusqu’aux menaces physiques et au harcèlement sexuel en passant par le vandalisme. Seulement 7,5% des répondants ont indiqué n’avoir commis aucun de ces gestes au cours des six mois précédant la collecte de données.

«Le comportement antisocial au travail inclut tout geste qui dévie des normes du milieu et qui peut porter atteinte à quelqu’un d’autre ou à l’organisation elle-même», précise Phanie Rioux, une des membres de l’équipe de recherche. Un comportement est ainsi considéré comme antisocial en fonction de la déviance et non de l’intention de nuire.

Si certains des gestes retenus pour l’étude peuvent paraître anodins, il faut savoir qu’ils ne sont jamais accomplis tout seuls; sur une période de six mois, les fautifs accomplissent en fait une moyenne de sept actes antisociaux. «Un individu qui s’adonne à un type de comportement antisocial sera porté à en commettre dans d’autres catégories», écrivent les auteurs de l’étude.

«Il faut aussi tenir compte de ces gestes sur une grande échelle, ajoute Phanie Rioux. Si 92% des employés prolongent leurs pauses ou utilisent le matériel à des fins personnelles, cela peut avoir un impact sur l’organisation.»


Surtout contre l’entreprise

Alors que les études sur cette problématique se situent du point de vue des victimes ou des témoins, la présente recherche a innové en partant de la perspective de l’agent —considéré ici comme l’agresseur —, ce qui a permis de faire avancer les connaissances sur plusieurs points.

La typologie retenue pour l’analyse montre que 91% des répondants reconnaissent avoir commis un geste contre l’organisation et 52%, contre un individu. Des sept comportements antisociaux les plus fréquents, cinq sont en fait dirigés contre l’entreprise et deux contre les individus. Aucune étude n’avait jusqu’ici analysé simultanément ces deux cibles.

Dans les gestes dirigés contre l’entreprise, les chercheurs ont également départagé ce qui relève de la «déviance de propriété» (vol, vandalisme, etc.) et ce qui a trait à la «déviance de production» (retards, départs sans permission...). Quelque 85% des répondants avouent avoir commis au moins un geste de déviance de propriété, ce qui est beaucoup plus élevé que ce qu’ont rapporté d’autres études situant le phénomène entre 21% et 32%.

«L’écart s’explique par le fait que les déviances de propriété les plus souvent signalées dans notre étude — soit parler en mal de l’organisation et utiliser le matériel à des fins personnelles — n’avaient jamais été mesurées auparavant, explique Phanie Rioux. Lorsqu’on retranche ces éléments, on obtient un taux de près de 30% de déviance de propriété, ce qui est comparable aux résultats des autres études.»

Pour la jeune chercheuse, il apparaît donc tout à fait pertinent de mesurer ces deux composantes puisqu’elles semblent être des marqueurs importants de comportements déviants.

L’étude a également fait ressortir que les gestes contre l’organisation sont généralement faits à l’insu de tout le monde, une autre caractéristique qui n’avait jamais été mise en évidence.


Oeil voyeur
Quant aux comportements contre les personnes, ce sont les agressions de type psychologique et de type sexuel qui viennent en tête, chacune étant commise en moyenne un peu plus d’une fois tous les six mois. Mais il ne faut pas penser pour autant que les milieux de travail sont des endroits où sévit un climat de violence: l’agression psychologique la plus rapportée (une fois par année) est d’«ignorer quelqu’un de façon blessante» et l’agression sexuelle la plus importante est de «déshabiller une personne du regard».

Les éléments «détruire les biens d’une personne en sa présence» et «monter un faux dossier sur quelqu’un» ont été ignorés par les 292 répondants.

Il serait par ailleurs intéressant de connaître la répartition de ces comportements en fonction du sexe. Dans cette étude, 65% des répondants étaient des femmes alors que la littérature indique que les hommes sont plus portés que les femmes à commettre des gestes antisociaux. «Notre questionnaire pourrait permettre d’aller plus loin et de désigner quels sont les comportements propres aux deux sexes, indique Phanie Rioux. Ceci pourrait faire l’objet d’un second article.»

L’équipe a même comme projet de rédiger un volume à partir des données de sa recherche, le sujet étant très peu documenté.

Daniel Baril