Volume 35 numéro 9
30 octobre
2000


 


Il me bat, mais je l’aime...
Dans un tel couple, l’homme a une image négative de lui-même alors que la femme est craintive devant les autres.

Selon Kathryn Campbell,
les données empiriques montrent qu’environ cinq pour cent des couples connaissent des situations de violence.

Qu’est-ce qui motive un couple à maintenir sa relation même lorsqu’elle est marquée par une violence grave? Pour le commun des mortels, cela dépasse l’entendement, mais la chose existe.

Kathryn Campbell a consacré son doctorat en criminologie, sous la direction de Diane Casoni, à essayer de cerner le type de lien qui unit les conjoints de ces couples où sévit la violence physique grave et répétitive. L’existence et même la stabilité de ces couples l’avaient d’abord étonnée alors qu’elle agissait à titre de thérapeute auprès d’hommes incarcérés pour violence conjugale. Les hypothèses avancées pour expliquer le phénomène lui paraissaient insatisfaisantes.

«Mon premier défi a été de trouver des couples prêts à témoigner, indique-t-elle. Dans les pénitenciers, les gens ne veulent pas en parler. Il m’a fallu deux ans pour constituer un échantillon de huit couples!»

Des entrevues portant sur la relation entre les conjoints de chacun des couples lui ont permis de faire ressortir les construits sémantiques à travers lesquels les hommes et les femmes interprètent la situation vécue et les moyens qu’ils utilisent pour y faire face.

Chez les femmes, quatre attitudes émergent: elles expliquent le comportement violent du conjoint par une perte d’autocontrôle comme s’il était un enfant; elles s’allient au conjoint en excusant son attitude; elles considèrent être «capables d’en prendre»; et elles ressentent un amour passionné pour le conjoint.

Les hommes recourent à cinq types d’arguments ou d’attitudes pour expliquer leur violence: ils ont peur de perdre leur conjointe; ils se sentent impuissants devant elle; ils imputent la cause de leur violence à des éléments déclencheurs; ils minimisent l’importance de leur violence; et, à l’instar des femmes, ils ressentent un amour passionné pour leur conjointe.

L’amour passionné nommé de part et d’autre surprend en pareille situation mais, explique Kathryn Campbell, «le niveau de violence plus élevé que la moyenne chez certaines personnes leur fait paraître normal de régler leur conflit de cette façon». À ses yeux, il n’y a donc pas vraiment de paradoxe entre violence et sentiment amoureux.


Attirance et rejet

L’analyse des construits sémantiques fait apparaître, chez la moitié des couples de l’échantillon, une dynamique d’attachement particulière. «Les hommes présentent une forme d’attachement de type “préoccupé” et ils sont marqués par l’angoisse de perdre leur conjointe, explique la chercheuse. Ils ont une faible estime d’eux-mêmes, alors qu’ils sont portés à valoriser les autres, dont ils recherchent l’approbation.»

Les femmes de ces mêmes couples démontrent une angoisse plus globale allant jusqu’au sentiment de terreur. «Leur estime d’elles-mêmes et la représentation des autres sont toutes les deux négatives et leur attachement est de style “craintif”.»

Avec ces éléments combinés, la table est mise pour un affrontement. «L’homme incertain de lui cherche de façon soutenue des contacts avec sa partenaire qui, elle, a déjà tendance à éviter les relations interpersonnelles et à fuir l’intimité à cause de l’angoisse que ces situations éveillent. L’homme qui a une mauvaise estime de lui perçoit ce recul comme un rejet, craint l’abandon de sa partenaire et devient violent pour la contrôler. Déjà craintive, la femme devient terrorisée face à cette violence et fuit encore plus.»

Les témoignages ont également révélé que les styles d’attachement sont à l’image d’une conception macrosociale patriarcale où l’exercice du pouvoir cherche à créer un individu docile désirant être associé au détenteur du pouvoir. Kathryn Campbell a en fait établi le lien entre cette lecture féministe de la théorie de l’attachement et le discours individuel révélant le type de représentation de soi et des autres.

La chercheuse a en outre noté une forte dépendance émotive entre les deux conjoints de chacun des couples de son échantillon parce qu’ils ont de la difficulté à nouer des liens et se croient incapables d’établir de nouvelles relations. «Les femmes de ces couples sont en général très isolées socialement et ont peu ou pas de famille. Elles ne conservent même que les amies qui ne remettent pas en question leur couple», ajoute-t-elle.

Pour la chercheuse, qui est présentement professeure à l’Université d’Ottawa, la faiblesse de l’échantillon l’empêche de généraliser ce type de dynamique à l’ensemble des couples aux prises avec des comportements violents. Toutefois, elle estime que sa recherche a ouvert une voie qui mérite d’être explorée plus à fond.

Déjà, il lui semble que les thérapies qui ne prennent en compte que le comportement de l’homme violent sans considérer la dynamique de la relation à deux présentent une certaine lacune.

Daniel Baril