Volume
35 numéro 9
30 octobre 2000
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Jacques
Turgeon, doyen et chercheur
À
41 ans, il dirige une faculté en plein essor.
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Le
nouveau doyen
de la Faculté de pharmacie possède une solide
expérience de chercheur. Mais il maîtrise aussi
la plomberie, lélectricité
et la menuiserie. |
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Possédez-vous
lenzyme cytochrome P450? Il vaut mieux. Sans cet enzyme du foie,
certains médicaments peuvent navoir aucun effet
ou en avoir beaucoup trop. «Nous avons découvert que
8,8% des Québécois ne possèdent pas cet enzyme
ou lont en très petite quantité», dit le
tout nouveau doyen de la Faculté de pharmacie, Jacques Turgeon,
un spécialiste de la pharmacogénétique. «Cela
signifie que ces gens réagiront très différemment
aux posologies: par exemple, 30 mg de codéine pourront navoir
aucun effet analgésique chez eux, alors que 10 mg dun
autre médicament pourront savérer toxiques.»
Discipline en pleine croissance, la pharmacogénétique
sintéresse à la variation de laction des
médicaments chez les individus. Actuellement, un homme de 100
kg reçoit souvent une prescription différente de celle
dune femme de 50 kg puisque lon considère que laction
varie beaucoup entre le premier et la deuxième. Dautres
facteurs doivent aussi être pris en compte, de sorte que deux
personnes de constitution différente peuvent avoir besoin de
la même dose. Bref, chaque individu réagit différemment
aux médicaments.
Quand il dirigeait la recherche à lInstitut de cardiologie
de lhôpital Laval, M. Turgeon a beaucoup travaillé
sur cet enzyme P450, particulièrement sur les médicaments
antiarythmiques. Ceux-ci permettent au coeur de retrouver un rythme
normal, mais la marge de manoeuvre est très réduite.
En cas derreur, des effets secondaires entraînant la mort
peuvent être observés. «Cest pourquoi létude
du métabolisme est si importante», dit le chercheur.
Cette piste la mené vers la pharmacogénétique.
Il sagit de létude de lhérédité
appliquée à la pharmacie. À lUniversité
de Montréal, le doyen a lintention de poursuivre ses
travaux dans cette voie, même sil sait que ses fonctions
administratives vont être exigeantes.
Retrait du marché dun médicament
Lorsquon a proposé à Jacques Turgeon doccuper
le poste de doyen de la Faculté de pharmacie, il travaillait
dans le secteur privé et navait pas lintention
de revenir dans le milieu universitaire, du moins pas avant quelques
années (voir lencadré). Le plan de carrière
de cette jeune étoile de la recherche nexcluait pas luniversité
mais comprenait un séjour dau moins cinq ou six ans dans
lindustrie. Finalement, le pharmacien naura passé
quun peu plus dun an en dehors du milieu universitaire
(«un genre dannée sabbatique», dit-il). Mais
ce fut une année formatrice. «Jai pu connaître
un style de gestion dans le contexte dune entreprise privée
qui doit faire de largent pour satisfaire ses actionnaires.
Cétait très intéressant, dautant
plus quon mavait proposé de maménager
un laboratoire pour mes propres travaux.»
Sur le mariage de raison entreprises-universités, le nouveau
doyen na que des bons mots. À plusieurs reprises au cours
des dernières années, des entreprises ont retiré
du marché des médicaments aux effets secondaires indésirables.
M. Turgeon lui-même a eu son mot à dire dans le retrait
du Cisapride, lun des 15 médicaments les plus prescrits
au Canada pour contrer les problèmes de reflux gastrique.
Au cours dune conférence donnée aux États-Unis
le 12 janvier 1997, le chercheur présente les résultats
dune recherche qui conclut que ce remède peut causer
la mort chez les enfants prématurés. Léquipe
de M. Turgeon est la première à rapporter de tels effets.
Larticle paraît en 1998. En juillet dernier, la Food and
Drug Administration américaine exige de la société
Janssen quelle retire son médicament du marché.
Dès la publication des résultats, le chercheur lance
un nouveau projet de recherche portant sur un autre médicament
antireflux: le Domperidone. Surprise: ce médicament (quon
prescrit de plus en plus depuis le retrait de Cisapride) pourrait
avoir dautres effets non moins dramatiques. Larticle qui
rend compte de ce résultat vient de paraître (17 octobre)
dans Circulation.
Travailler pour lindustrie exige un souci éthique de
tous les instants et ne signifie donc pas vendre son âme au
diable, résume M. Turgeon. «Il faut conserver son esprit
scientifique, même si les entreprises ont des intérêts
parfois différents des universités.»
Une lourde charge
Originaire de Black Lake, dans la région de lamiante,
Jacques Turgeon accompagnait souvent son père, qui possédait
différentes entreprises dans le monde de la construction. Il
lui a montré les rudiments de la plomberie, de lélectricité
et de la menuiserie. «Jattribue à cette influence
mon passe-temps depuis plusieurs années: la rénovation
de maisons. Jai un attrait particulier pour le style victorien.»
À Saint-Eustache, où il sest établi avec
son femme Lucie et leurs deux filles (Valérie, 11 ans, et Geneviève,
16 ans), il a entrepris de rénover une maison. Mais cela nest,
bien entendu, quun loisir. Le travail qui lattend à
la Faculté de pharmacie, dont il est lun des plus jeunes
doyens, est impressionnant. Il prend le relais dun doyen qui
a fortement marqué la Faculté, lui donnant un visage
résolument moderne.
«Robert Goyer a beaucoup fait pour la Faculté et dans
un contexte très difficile, dit son successeur. Il a notamment
créé plusieurs chaires qui ont donné un nouvel
élan à la recherche. Une grosse partie de mon travail
va consister à consolider ce que M. Goyer a mis en place. Mais
jai beaucoup didées pour lavenir. La Faculté
doit bien faire reconnaître la recherche pharmaceutique auprès
des organismes subventionnaires. Particulièrement en recherche
clinique. Les chercheurs en pharmacie peuvent énormément
contribuer à la mise au point des médicaments.»
Mathieu-Robert
Sauvé
De luniversité au privé
à luniversité
Cest Phoenix International (rebaptisée récemment
MDS Pharma Services) qui a embauché pendant un peu plus dun
an Jacques Turgeon à titre de directeur principal en pharmacocinétique.
De lavis du nouveau doyen, leffet a été bénéfique
de part et dautre. Pour le jeune homme, le fait de travailler
pour une entreprise internationale menant plus de 300 études
cliniques par an (avec quelque 7500 volontaires) lui a fait découvrir
une nouvelle façon daborder sa discipline.
Pour lentreprise, la venue dun universitaire «pur»
apportait une crédibilité incomparable. À lUniversité
Laval, M. Turgeon avait été promu en 1998 au poste de
professeur titulaire tout en dirigeant la recherche en cardiologie pharmaceutique
pendant huit ans; il avait signé plusieurs articles scientifiques
remarqués. Avec une telle recrue, Phoenix, réussite flamboyante
du secteur biomédical québécois, cotée en
bourse, pouvait aspirer à une meilleure reconnaissance par les
pairs. «Jamenais avec moi une étudiante aux cycles
supérieurs, des projets de recherche et lassurance que
je pourrais continuer à mener des travaux.»
Jacques Turgeon réfute les arguments qui mettent en doute les
vertus du mariage entreprises-universités. «Toutes les
activités dans une entreprises ne sont pas nécessairement
publiques. Par exemple, lorsque les chercheurs sont en attente dun
brevet, ils doivent garder confidentiels certains renseignements, et
cest normal. Mais une fois que le brevet est déposé,
la démarche scientifique peut sexprimer. Les gens de lindustrie
publient dailleurs beaucoup. Il sagit de recherches appliquées,
mais dans des revues éditées par les pairs.»
Le doyen est convaincu que lindustrie nempêche pas
la vérité de sortir. «Même si une recherche
mène à des résultats extrêmement négatifs,
lentreprise na aucun intérêt à sopposer
à la publication des résultats.»
Le rapprochement des deux mondes ne peut quêtre bénéfique
aux universités, soutient le doyen, car actuellement les entreprises
viennent chercher la plupart des meilleurs étudiants en leur
offrant un pont dor.
M.-R.S
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