Volume 35 numéro 6
2 octobre 2000


 


Identité sexuelle, excision et infibulation
Des chercheuses tentent de cerner les croyances et les valeurs liées à ces pratiques traditionnelles.

Mireille Kantiébo, étudiante au doctorat en démographie, a travaillé avec Bilkis Vissandjée à la réalisation de l’étude sur les attitudes, croyances et valeurs entourant l’excision et l’infibulation.

 

Il faut certainement une bonne dose de courage pour s’attaquer à un sujet d’étude aussi délicat que celui de l’excision et de l’infibulation. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une recherche qualitative faisant appel à des témoignages plutôt qu’à la collecte quantitative de données. C’est pourtant dans cette entreprise que Bilkis Vissandjée, professeure à la Faculté des sciences infirmières, s’est lancée en 1997, en soumettant un projet de recherche à Santé et Bien-être Canada dans le cadre de son programme national de recherche en matière de santé.


Des partenaires incontournables

L’objectif de cette étude d’envergure nationale, menée dans six villes canadiennes (dont Montréal, Toronto et Vancouver) auprès de 162 immigrantes et immigrants d’origine africaine, était de déterminer les attitudes, les croyances et les valeurs entourant les pratiques traditionnelles connues ici sous le nom d’excision et d’infibulation. Fait intéressant à noter, le besoin de mieux cerner ce phénomène est d’abord venu de préoccupations exprimées par les professionnels de la santé et des services sociaux qui avaient à intervenir auprès de femmes ayant été soumises à de telles pratiques.

Ce sont aujourd’hui 26% des immigrants du Canada qui proviennent de pays de l’Afrique subsaharienne, où l’excision et l’infibulation ont majoritairement cours. Malgré l’adoption de la loi C-27 par le gouvernement canadien en 1997 pour protéger les femmes et les enfants contre la violence perpétuée à leur égard en criminalisant, entre autres, l’excision et l’infibulation, les conséquences liées à de telles pratiques demeurent encore aujourd’hui préoccupantes. Il s’avère donc nécessaire de trouver des solutions à la judiciarisation et à la confrontation féministe.

«Un des défis que nous avions énoncés dans le projet présenté à Santé et Bien-être Canada concernait la stratégie de partenariat que nous devions instaurer afin de pouvoir travailler avec les communautés directement concernées, nous dit Mme Vissandjée. En plus de bénéficier de la précieuse collaboration de Mireille Kantiébo, étudiante au doctorat en démographie, comme agente de recherche, nous avions comme partenaire principale Radegonde N’Dejuru, de l’association Solidarité femmes africaines, qui nous a aidés à établir les bases du recrutement des répondants. Les personnes qui ont participé à l’étude ont d’ailleurs été approchées par le biais d’associations et de groupes communautaires divers. Vu la nature délicate des questions abordées, nous n’aurions pu obtenir de résultats sans ce partenariat essentiel avec des membres de la communauté.»


De longs préparatifs

En effet, il est difficile d’imaginer que les personnes visées par cette étude parleraient facilement de ces questions à n’importe qui. La sélection et la formation des intervieweurs ont d’ailleurs été un autre élément important du projet et ont nécessité une quantité considérable d’efforts et de préparation. La plupart des intervieweurs venaient notamment des groupes communautaires, idéalement des étudiantes à la maîtrise ou au doctorat; elles étaient également issues des communautés d’origine africaine. Un manuel ainsi qu’une vidéo de formation ont aussi été produits afin de favoriser, chez les intervieweurs, une approche strictement basée sur l’écoute du discours des femmes et des hommes rencontrés. Par exemple, on laissait les répondants utiliser leur propre terminologie pour désigner les pratiques traditionnelles plutôt que de leur imposer des termes habituellement employés tels que «mutilations génitales» qui ont une connotation a priori péjorative.


Identité sexuelle

La définition de l’identité sexuelle dépend d’abord du fait biologique de naître avec des organes génitaux mâles ou femelles. Toutefois, une série de comportements et d’attributs sociaux, en lien avec la culture à laquelle un individu appartient, détermineront les rôles et les responsabilités imputés respectivement aux hommes et aux femmes. L’identité sexuelle, c’est-à-dire le fait de se «sentir» homme ou femme, subira donc l’influence du milieu et sera renforcée par des pratiques en accord avec les valeurs véhiculées par la communauté.

Dans le cas de personnes immigrantes, l’intégration à la société d’accueil créera inévitablement une tension entre la nécessité de se conformer à de nouvelles règles et le désir de continuer d’adhérer aux valeurs de la culture d’origine. On parlera alors de phénomène d’acculturation. Ceci étant vrai pour tous les immigrants, quels que soient leur pays d’origine et les valeurs culturelles auxquelles ils adhéraient avant d’émigrer, on peut aisément comprendre que, lorsque des règles définissant l’identité sexuelle renvoient directement à l’apparence extérieure des organes génitaux (comme c’est le cas pour l’excision et l’infibulation), il puisse survenir une crise importante.

«Dans nos résultats, on retrouve beaucoup cette association entre ces pratiques traditionnelles et l’identité féminine, souligne Bilkis Vissandjée. Ce qui ressort, à travers notre recherche, c’est une meilleure compréhension des étapes d’intégration progressive dans la société d’accueil. Dans quelle mesure des normes aussi importantes que celles liées à l’excision et à l’infibulation dans la culture d’origine, pratiques qui deviennent criminelles dans la société d’accueil, peuvent-elles créer des conflits au cours du processus d’intégration? On a pu constater que ce ne sont ni toujours les hommes ni toujours les femmes qui veulent perpétuer ces pratiques et que les belles-familles (particulièrement lorsqu’elles habitent toujours dans le pays d’origine) ont une influence notable quant à la décision d’exciser ou d’infibuler une fillette. Mais on sent en même temps que cette influence est en train de s’effriter.»

Les personnes qui ont participé à l’étude savent très bien qu’il existe des problèmes de santé liés à ces pratiques traditionnelles. Elles reconnaissent également qu’une éducation reste à faire afin de réduire les risques à l’égard de la santé. D’ailleurs, ce n’est pas seulement ici que les choses sont en train de changer; de nombreux efforts sont également déployés dans plusieurs pays africains pour rendre ces pratiques plus hygiéniques et moins dommageables. Selon Mme Vissandjée, d’ici une dizaine d’années, il y aura certainement une façon différente de voir l’excision et l’infibulation et peut-être constitueront-elles de moins en moins une façon de déterminer si une jeune fille est devenue une femme.

«Ces pratiques sont profondément ancrées dans la culture, ajoute Mme Vissandjée, et ne devraient pas simplement faire appel à une compréhension objective. En tant que professionnelle de la santé, je me reconnais la responsabilité de trouver la meilleure façon possible de garder ces femmes en santé, mais cela doit se faire avec leur concours et en partenariat avec les communautés. Sans cette collaboration, cette recherche n’aurait pu avoir lieu. C’est certainement quelque chose qui a demandé beaucoup de temps et d’énergie, mais il est essentiel, lorsqu’on travaille à améliorer la santé des femmes, de prendre tout le temps nécessaire et d’assouplir les règles en laissant la latitude voulue aux différents partenaires.»

Lorraine Desjardins
Collaboration spéciale


Bientôt un manuel à l’intention des professionnels de la santé

En plus de divers articles qui ont été rédigés à partir des données recueillies, un rapport de recherche présentant l’ensemble des résultats de cette étude (paru en octobre dernier) sera publié sous peu par le Centre de recherche et de formation du CLSC Côte-des-Neiges. Parallèlement, l’équipe de recherche dirigée par Bilkis Vissandjée a soumis un projet menant à la tenue d’une seconde phase qui consistera à retourner auprès des femmes des communautés culturelles concernées afin d’élaborer, avec elles, des outils de discussion et de rédiger un manuel permettant aux professionnels de la santé d’être mieux préparés à gérer les cas en lien avec ces pratiques traditionnelles. Le tout devrait conduire à une meilleure interface entre les services de santé et le besoin exprimé par les femmes des communautés de recevoir des soins plus appropriés culturellement parlant.
L.D.