Volume 35 numéro 5
25 septembre
2000


 


Chine: le jeu, reflet d’une société en transformation
Le jeu a suivi la métamorphose du pays, passé d’un système communiste à une économie de marché.

Élisabeth Papineau

Peut-on observer l’évolution de la Chine à travers la lunette du ludisme? Voilà le défi qu’a relevé Élisabeth Papineau dans sa thèse de doctorat. Son travail a fait l’objet d’un ouvrage, Le jeu dans la Chine contemporaine: mah-jong, jeu de go et autres loisirs. Enseignante au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, elle met en lumière une société qui se modernise de plus en plus.

«Que ne ferait pas un Chinois lorsque de nombreux loisirs lui sont accordés! Il mange des crabes, boit son thé, goûte l’eau des sources, chante des airs d’opéra, manoeuvre des cerfs-volants, assortit des brins d’herbe, fabrique des boîtes en papier, résout des enchevêtrements compliqués de fil de fer, joue au mah-jong, engage au jeu jusqu’à ses vêtements, fait un ragoût de ginseng, assiste à des combats de coqs, gambade avec ses enfants, joue au volant, arrose ses fleurs, plante ses légumes, greffe ses arbres, joue aux échecs, se baigne, converse, s’occupe de ses oiseaux, fait la sieste, mange trois repas à la fois, s’intéresse à la chiromancie, aux esprits des renards, va au théâtre, fait sonner les tambours et les gongs, joue de la flûte, s’exerce à la calligraphie, croque des gésiers de canard et des carottes salées, assouplit ses doigts sur des noix, fait voler des aigles, nourrit les pigeons voyageurs, visite les temples, gravit les montagnes, assiste à des courses de bateaux et de taureaux, se dispute avec son tailleur, fait des pèlerinages, prend des aphrodisiaques, fume l’opium, se mêle aux badauds au coin des rues, acclame les avions, fulmine contre les Japonais, s’étonne à la vue des Blancs, critique les politiciens, tient des séances bouddhiques ou lit les classiques, s’exerce à respirer profondément, consulte les diseurs de bonne aventure, capture les sauterelles, croque des graines de melon, organise des concours de lanternes, brûle de l’encens rare, mange des nouilles, résout des devinettes littéraires, cultive des fleurs en pots, échange des présents d’anniversaire et des salutations, procrée des enfants et dort1.»

L’intérêt d’Élisabeth Papineau pour le continent asiatique remonte à l’époque de son adolescence. Son père travaillant à Hong-Kong, elle a eu l’occasion de voyager en Chine. Au cours de ses études de maîtrise en histoire de l’art à l’Université de Montréal, après un baccalauréat en arts et communications, elle a renoué avec le peuple chinois et son histoire. Le sujet de son mémoire: le cinéma documentaire chinois. Enrichie par des cours de langue et de civilisation chinoises, suivis au Centre d’études de l’Asie de l’Est, l’étudiante part vivre trois ans au pays de Mao Tsé-toung. De 1988 à 1991, Mme Papineau a habité dans la capitale, Pékin, où elle a suivi les cours de l’Institut des langues et de l’Institut du cinéma. De retour au Québec, elle a effectué une année de propédeutique en anthropologie après l’obtention de son diplôme.


Nouveau séjour en Chine en 1994 et en 1995, pour des études doctorales sur le jeu chinois. Munie de sa caméra, elle filme ceux et celles qui s’adonnent à ce loisir tout en participant à leurs jeux par le procédé de l’observation participante.


Weiqi et mah-jong

Élisabeth Papineau a concentré ses recherches sur les deux jeux stratégiques prédominants en Chine: le weiqi (prononcez «wetchi») ou jeu de go et le mah-jong (prononcez «madjang»). Le weiqi consiste en une série de pierres noires et blanches que les joueurs doivent manier suivant certaines règles. Son apparition remonterait à l’époque dite des «printemps-automnes», soit entre les années 476 et 770 avant Jésus-Christ.

Quant au mah-jong, il s’agit de tuiles avec lesquelles les joueurs forment quatre murs. Le but du mah-jong, appelé aussi le «jeu qui consiste à construire la Grande Muraille», est d’ériger ces murs à partir des tuiles de chacun ou de celles des murs des autres joueurs, ou encore des tuiles ayant été rejetées.

Les recherches de la spécialiste s’inspiraient surtout de données historiques, sociologiques, juridiques et journalistiques chinoises. Mais elle a aussi consulté notamment les travaux des spécialistes de l’anthropologie du jeu, les Américains John Roberts, Malcolm Arth et Robert Bush. Elle a ainsi fondé son étude sur deux pôles: l’aspect apollinien, axé sur la sagesse, le calme et le labeur, et l’aspect dionysiaque, rattaché à l’inspiration et à l’enthousiasme.

Élisabeth Papineau a constaté que le weiqi et le mah-jong suivent une certaine hiérarchie sociale. «Dans certaines couches de la société et de par les fonds investis pour démontrer sa nouvelle réussite, le weiqi est devenu élitiste et ostentatoire. Le jeu de go, c’est le jeu de la noblesse en Chine. Il symbolise même le rayonnement chinois dans le monde asiatique.» En revanche, le mah-jong, qui avait été interdit au pays pendant la Révolution culturelle, est plus associé à l’argent, selon Mme Papineau. «Il est très souple, car les règles changent d’une table à l’autre. De plus, il y a tout un argot relié au jeu et il est plus populaire.» Elle ajoute que le mah-jong n’a pas échappé à la modernité. Il est maintenant vendu en version électronique sur écran vidéo ou encore sous forme de tables mécaniques pour mélanger les tuiles.

Le jeu de cartes connaît aussi une grande popularité tout en figurant parmi des pièces de collection. Les cartes, très originales, s’inspirent du théâtre, de la poésie ou de la littérature populaire.


Le ludisme version chinoise

Sans nier l’introduction de jeux exogènes, tel le Nintendo, créé par les Japonais, et l’existence d’un esprit ludique universel, Élisabeth Papineau souligne que le rapport des Chinois avec le jeu s’apparente plus à un mode de vie. «Il y a vraiment un art de vivre en Chine qui se développe. Les Chinois flânent, bavardent ou se promènent dans les parcs, qui sont des lieux de socialisation.» Une tendance qui se précise de plus en plus depuis la fin de la Révolution culturelle: l’instauration des «politiques de réforme et d’ouverture» a favorisé l’avènement de nouveaux types de loisirs.

Le peuple chinois émerge également d’une période communiste où la rigueur était de mise. Pendant longtemps, le système politique a été très structuré et il fallait militer activement. «Le poids de la tradition est très lourd, mais les Chinois ont beaucoup de raisons de jouer en l’an 2000. Ils en ont été privés longtemps. La conjoncture n’est pas la même dans les autres pays asiatiques.» Mme Papineau estime que le peuple chinois se situe actuellement à mi-chemin entre les Japonais qui travaillent d’arrache-pied et les Occidentaux qui tendent à réduire leurs heures de travail.


Le mythe du Chinois joueur

Pour Élisabeth Papineau, accoler au peuple chinois l’image du joueur, c’est méconnaître les fondements de cette civilisation. À ce propos, elle reproche aux missionnaires qui sont allés en Chine d’avoir rapporté une vue puritaine du peuple chinois qui a imprégné longtemps la littérature. «Ça reste un mythe. Aucune étude n’a été effectuée pour savoir, par exemple, si le Chinois est plus joueur que le Mexicain. C’est un problème important, mais la communauté chinoise de Montréal l’a pris en main. On a mis en relief un problème qui existe peut-être dans toutes les communautés. Les Québécois, pour leur part, sont complètement malades de la loto 6/49! Bref, il faut relativiser», note-t-elle.

La spécialiste ne nie cependant pas que les Chinois ont une conception particulière du hasard et de la destinée. Elle amorce d’ailleurs, ce mois-ci, une étude postdoctorale d’une durée de deux ans à l’Institut national de la recherche scientifique grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. En travaillant avec des joueurs compulsifs, elle se penchera sur le rapport entre les croyances chinoises et le jeu pathologique, en plus de proposer des modes d’intervention.

Mère d’un bébé de cinq mois, Élisabeth Papineau entend continuer à se consacrer à l’enseignement et souhaite retourner en Chine à l’été 2001. Elle projette aussi de procéder au montage final de son film sur le jeu chinois.


Marie-Josée Boucher
Collaboration spéciale


1. Élisabeth Papineau, Le jeu dans la Chine contemporaine: mah-jong, jeu de go et autres loisirs, collection Recherches asiatiques, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 88-89 (tiré de Lin Yutang, La Chine et les Chinois, Paris, Payot ,1997, p. 349-350).



Conférence sur les études asiatiques

Une conférence sur le contenu et la pertinence des études asiatiques au Québec aura lieu le lundi 2 octobre au Centre d’études de l’Asie de l’Est, Pavillon 3744 Jean-Brillant.

Organisée par la fondation Asie-Pacifique du Canada et l’Agence canadienne de développement international, elle regroupera des spécialistes de l’Université Laval et des quatre universités montréalaises. Les places sont limitées et réservées particulièrement aux étudiants de deuxième et troisième cycle. Renseignements: <elisabeth_papi@hotmail.com>.