Chine:
le jeu, reflet dune société en transformation
Le
jeu a suivi la métamorphose du pays, passé dun
système communiste à une économie de marché.
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Peut-on observer
lévolution de la Chine à travers la lunette du
ludisme? Voilà le défi qua relevé Élisabeth
Papineau dans sa thèse de doctorat. Son travail a fait lobjet
dun ouvrage, Le jeu dans la Chine contemporaine: mah-jong,
jeu de go et autres loisirs. Enseignante au Département
danthropologie de lUniversité de Montréal,
elle met en lumière une société qui se modernise
de plus en plus.
«Que ne ferait pas un Chinois lorsque de nombreux loisirs lui
sont accordés! Il mange des crabes, boit son thé, goûte
leau des sources, chante des airs dopéra, manoeuvre
des cerfs-volants, assortit des brins dherbe, fabrique des boîtes
en papier, résout des enchevêtrements compliqués
de fil de fer, joue au mah-jong, engage au jeu jusquà
ses vêtements, fait un ragoût de ginseng, assiste à
des combats de coqs, gambade avec ses enfants, joue au volant, arrose
ses fleurs, plante ses légumes, greffe ses arbres, joue aux
échecs, se baigne, converse, soccupe de ses oiseaux,
fait la sieste, mange trois repas à la fois, sintéresse
à la chiromancie, aux esprits des renards, va au théâtre,
fait sonner les tambours et les gongs, joue de la flûte, sexerce
à la calligraphie, croque des gésiers de canard et des
carottes salées, assouplit ses doigts sur des noix, fait voler
des aigles, nourrit les pigeons voyageurs, visite les temples, gravit
les montagnes, assiste à des courses de bateaux et de taureaux,
se dispute avec son tailleur, fait des pèlerinages, prend des
aphrodisiaques, fume lopium, se mêle aux badauds au coin
des rues, acclame les avions, fulmine contre les Japonais, sétonne
à la vue des Blancs, critique les politiciens, tient des séances
bouddhiques ou lit les classiques, sexerce à respirer
profondément, consulte les diseurs de bonne aventure, capture
les sauterelles, croque des graines de melon, organise des concours
de lanternes, brûle de lencens rare, mange des nouilles,
résout des devinettes littéraires, cultive des fleurs
en pots, échange des présents danniversaire et
des salutations, procrée des enfants et dort1.»
Lintérêt dÉlisabeth Papineau pour
le continent asiatique remonte à lépoque de son
adolescence. Son père travaillant à Hong-Kong, elle
a eu loccasion de voyager en Chine. Au cours de ses études
de maîtrise en histoire de lart à lUniversité
de Montréal, après un baccalauréat en arts et
communications, elle a renoué avec le peuple chinois et son
histoire. Le sujet de son mémoire: le cinéma documentaire
chinois. Enrichie par des cours de langue et de civilisation chinoises,
suivis au Centre détudes de lAsie de lEst,
létudiante part vivre trois ans au pays de Mao Tsé-toung.
De 1988 à 1991, Mme Papineau a habité dans la capitale,
Pékin, où elle a suivi les cours de lInstitut
des langues et de lInstitut du cinéma. De retour au Québec,
elle a effectué une année de propédeutique en
anthropologie après lobtention de son diplôme.
Nouveau séjour en Chine en 1994 et en 1995, pour des études
doctorales sur le jeu chinois. Munie de sa caméra, elle filme
ceux et celles qui sadonnent à ce loisir tout en participant
à leurs jeux par le procédé de lobservation
participante.
Weiqi et mah-jong
Élisabeth Papineau a concentré ses recherches sur les
deux jeux stratégiques prédominants en Chine: le weiqi
(prononcez «wetchi») ou jeu de go et le mah-jong (prononcez
«madjang»). Le weiqi consiste en une série de pierres
noires et blanches que les joueurs doivent manier suivant certaines
règles. Son apparition remonterait à lépoque
dite des «printemps-automnes», soit entre les années
476 et 770 avant Jésus-Christ.
Quant au mah-jong, il sagit de tuiles avec lesquelles les joueurs
forment quatre murs. Le but du mah-jong, appelé aussi le «jeu
qui consiste à construire la Grande Muraille», est dériger
ces murs à partir des tuiles de chacun ou de celles des murs
des autres joueurs, ou encore des tuiles ayant été rejetées.
Les recherches de la spécialiste sinspiraient surtout
de données historiques, sociologiques, juridiques et journalistiques
chinoises. Mais elle a aussi consulté notamment les travaux
des spécialistes de lanthropologie du jeu, les Américains
John Roberts, Malcolm Arth et Robert Bush. Elle a ainsi fondé
son étude sur deux pôles: laspect apollinien, axé
sur la sagesse, le calme et le labeur, et laspect dionysiaque,
rattaché à linspiration et à lenthousiasme.
Élisabeth Papineau a constaté que le weiqi et le mah-jong
suivent une certaine hiérarchie sociale. «Dans certaines
couches de la société et de par les fonds investis pour
démontrer sa nouvelle réussite, le weiqi est devenu
élitiste et ostentatoire. Le jeu de go, cest le jeu de
la noblesse en Chine. Il symbolise même le rayonnement chinois
dans le monde asiatique.» En revanche, le mah-jong, qui avait
été interdit au pays pendant la Révolution culturelle,
est plus associé à largent, selon Mme Papineau.
«Il est très souple, car les règles changent dune
table à lautre. De plus, il y a tout un argot relié
au jeu et il est plus populaire.» Elle ajoute que le mah-jong
na pas échappé à la modernité. Il
est maintenant vendu en version électronique sur écran
vidéo ou encore sous forme de tables mécaniques pour
mélanger les tuiles.
Le jeu de cartes connaît aussi une grande popularité
tout en figurant parmi des pièces de collection. Les cartes,
très originales, sinspirent du théâtre,
de la poésie ou de la littérature populaire.
Le ludisme version chinoise
Sans nier lintroduction de jeux exogènes, tel le Nintendo,
créé par les Japonais, et lexistence dun
esprit ludique universel, Élisabeth Papineau souligne que le
rapport des Chinois avec le jeu sapparente plus à un
mode de vie. «Il y a vraiment un art de vivre en Chine qui se
développe. Les Chinois flânent, bavardent ou se promènent
dans les parcs, qui sont des lieux de socialisation.» Une tendance
qui se précise de plus en plus depuis la fin de la Révolution
culturelle: linstauration des «politiques de réforme
et douverture» a favorisé lavènement
de nouveaux types de loisirs.
Le peuple chinois émerge également dune période
communiste où la rigueur était de mise. Pendant longtemps,
le système politique a été très structuré
et il fallait militer activement. «Le poids de la tradition
est très lourd, mais les Chinois ont beaucoup de raisons de
jouer en lan 2000. Ils en ont été privés
longtemps. La conjoncture nest pas la même dans les autres
pays asiatiques.» Mme Papineau estime que le peuple chinois
se situe actuellement à mi-chemin entre les Japonais qui travaillent
darrache-pied et les Occidentaux qui tendent à réduire
leurs heures de travail.
Le mythe du Chinois joueur
Pour Élisabeth Papineau, accoler au peuple chinois limage
du joueur, cest méconnaître les fondements de cette
civilisation. À ce propos, elle reproche aux missionnaires
qui sont allés en Chine davoir rapporté une vue
puritaine du peuple chinois qui a imprégné longtemps
la littérature. «Ça reste un mythe. Aucune étude
na été effectuée pour savoir, par exemple,
si le Chinois est plus joueur que le Mexicain. Cest un problème
important, mais la communauté chinoise de Montréal la
pris en main. On a mis en relief un problème qui existe peut-être
dans toutes les communautés. Les Québécois, pour
leur part, sont complètement malades de la loto 6/49! Bref,
il faut relativiser», note-t-elle.
La spécialiste ne nie cependant pas que les Chinois ont une
conception particulière du hasard et de la destinée.
Elle amorce dailleurs, ce mois-ci, une étude postdoctorale
dune durée de deux ans à lInstitut national
de la recherche scientifique grâce à une subvention du
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. En travaillant
avec des joueurs compulsifs, elle se penchera sur le rapport entre
les croyances chinoises et le jeu pathologique, en plus de proposer
des modes dintervention.
Mère dun bébé de cinq mois, Élisabeth
Papineau entend continuer à se consacrer à lenseignement
et souhaite retourner en Chine à lété 2001.
Elle projette aussi de procéder au montage final de son film
sur le jeu chinois.
Marie-Josée
Boucher
Collaboration spéciale
1. Élisabeth Papineau, Le jeu dans la Chine contemporaine:
mah-jong, jeu de go et autres loisirs, collection Recherches asiatiques,
Paris, LHarmattan, 2000, p. 88-89 (tiré de Lin Yutang,
La Chine et les Chinois, Paris, Payot ,1997, p. 349-350).
Conférence sur les études asiatiques
Une conférence sur le contenu et la pertinence des études
asiatiques au Québec aura lieu le lundi 2 octobre au Centre détudes
de lAsie de lEst, Pavillon 3744 Jean-Brillant.
Organisée par la fondation Asie-Pacifique du Canada et lAgence
canadienne de développement international, elle regroupera des
spécialistes de lUniversité Laval et des quatre
universités montréalaises. Les places sont limitées
et réservées particulièrement aux étudiants
de deuxième et troisième cycle. Renseignements: <elisabeth_papi@hotmail.com>.