Volume 35 numéro 5
25 septembre
2000


 


La résistance au changement de notre système de santé
Le titulaire de la nouvelle Chaire sur la transformation et la gouverne des organisations de santé étudie le phénomène.

Jean-Louis Denis est le titulaire de la nouvelle Chaire sur la transformation et la gouverne des organisations de santé.

Pour le titulaire de la nouvelle Chaire sur la transformation et la gouverne des organisations de santé, le réseau de la santé a connu de grands bouleversements au cours des 10 dernières années mais peu de transformations. Cette résistance au changement gêne la réalisation d’un agencement des ressources propice à une bonne intégration des soins et à une prise en charge optimale des patients.

Cependant, Jean-Louis Denis, qui a une formation multidisciplinaire en anthropologie, en administration de la santé et en théorie des organisations, est convaincu que cette opération, il ne saurait la mener seul. Ses travaux de recherche des 10 dernières années l’ont convaincu de l’importance pour lui d’être en relation étroite avec les milieux de pratique et les instances décisionnelles concernées. Cette demande de chaire a d’ailleurs été faite en collaboration avec la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre, qui y participera activement.


CHUM et CHUQ
«Dans les travaux d’analyse du processus de restructuration des hôpitaux universitaires que nous avons effectués ici, au Département, il m’est apparu clairement que nos études deviennent pertinentes pour les praticiens et les décideurs dans la mesure où nous en discutons avec eux afin de les placer dans leur contexte, explique M. Denis. C’est au cours de ces échanges que nos travaux prennent tout leur sens.»

Pour analyser l’évolution dans le temps des différents processus qui façonnent les organisations, les chercheurs en administration de la santé ont absolument besoin de la collaboration étroite de ces établissements. C’est ainsi qu’ils ont suivi depuis le début le processus de regroupement du CHUM à Montréal et du CHUQ à Québec.

«C’est à travers ces collaborations que j’ai raffermi ma conviction qu’il était essentiel pour moi, en tant que chercheur, d’établir de véritables échanges avec les publics qui sont mon objet d’étude. Grâce à leur expérience, ils fournissent une forme de validation à nos travaux si l’on se donne la peine de les écouter. Notre vision analytique s’en trouve élargie et nous accumulons du matériel pour l’enseignement. Il est important de comprendre comment nos résultats deviennent probants, ce qui pose toute la problématique de l’utilisation des connaissances dans les champs sociaux complexes.»

C’est donc avec cette vision que Jean-Louis Denis tente de comprendre le processus du changement et de transformation dans les services de santé.


Le difficile changement

Pourquoi est-il si difficile pour ces organisations, et principalement pour les individus qui les composent, de prendre la voie du changement? «On a trop souvent sous-estimé l’inquiétude que provoque chez les gens le fait de devoir changer. Il est ici question de professionnels, décrits comme des personnes très autonomes et très indépendantes mais qui sont aussi fort dépendantes de l’univers organisationnel qui les entoure. Ils se sont donné des normes, ils ont construit des communautés de pratique et des réseaux professionnels pour arriver à résoudre des problèmes complexes. Oui! ils sont indépendants et autonomes et ont un haut degré d’expertise, mais ils sont aussi très fragiles. Il est donc difficile de les amener à changer cet univers qu’ils se sont créé.»

Lorsque des organisations aussi complexes que des centres hospitaliers universitaires tentent de fusionner pour atteindre des masses critiques, les bouleversements qui s’ensuivent peuvent se traduire par d’énormes pertes de ressources, poursuit Jean-Louis Denis. «Le tout est de trouver l’équilibre entre les pertes qu’il faut absorber et les avantages à tirer de ces transformations. Cet équilibre à trouver est vraiment un élément sur lequel il faut se pencher.»


Du 7e au 30e rang
Quoi qu’il en soit, toutes les études démontrent que l’inertie n’est pas une solution, observe le chercheur. Au Canada, les services de santé et les services sociaux drainent plus du tiers des dépenses publiques. Les dernières données de l’Organisation mondiale de la santé classent le Canada au 7e rang en ce qui a trait à l’atteinte des objectifs globaux (accessibilité, équité, etc.); mais lorsque est prise en compte la quantité de ressources qui y sont investies, la performance du Canada dégringole au 30e rang.

«C’est donc dire l’importance de la gouverne des services de santé, constate M. Denis. La question est de savoir quelle forme d’incitation il faut instaurer pour aider les individus et les organisations à se comporter différemment. Et cela, tout en respectant l’autonomie des professionnels pour que le système demeure dynamique. On veut amener les professionnels à mieux participer aux décisions, mais on ne sait pas trop comment s’y prendre pour y parvenir.»

Le chercheur trouve inquiétant qu’on n’ait pas réussi à renforcer les soins de première ligne. C’est pourquoi il a mis la dynamique du changement au centre des préoccupations de la Chaire. «On connaît plusieurs solutions. Il faut maintenant comprendre pourquoi on ne parvient pas à les implanter. Est-ce la façon de rémunérer la main-d’oeuvre médicale qui fait qu’il est difficile d’obtenir une meilleure prise en charge des patients en première ligne? Si oui, la solution n’est peut-être pas un mode unique de rémunération, mais une combinaison de la capitation et de la rémunération à l’acte par exemple.» La capitation, utilisée notamment en Grande-Bretagne, consiste à rémunérer les équipes soignantes en fonction du nombre de personnes dont elles ont la charge.


Imputabilité

Jean-Louis Denis signale qu’on a beaucoup eu recours à des remaniements structurels ces dernières années. Il croit qu’il ne faut pas encore tomber dans le panneau et abolir les structures, telles les régies régionales, qui sont parfois montrées du doigt.

«Les cliniques privées ont aussi leur raison d’être, ajoute-t-il. Le problème est de savoir comment les financer pour obtenir des résultats différents. Il y a aussi toute la question de la complémentarité infirmière-médecin. La façon dont les professionnels accèdent au revenu joue aussi dans l’obtention d’une meilleure prise en charge. On dit souvent que le système n’est pas imputable. Il faut alors trouver des stratégies pour lier responsabilité clinique et responsabilité financière.»

Pour M. Denis, il est essentiel de trouver des réponses à ces questions parce que les sondages démontrent que la population est d’une part satisfaite de la qualité des soins qu’elle reçoit mais d’autre part très inquiète en ce qui concerne la continuité de la prise en charge.

Une autre préoccupation de la Chaire: le recours à l’innovation et aux découvertes scientifiques. Tantôt l’information scientifique n’influence pas suffisamment la clinique, note le chercheur, tantôt on se précipite sur tout ce qui est nouveau sans se poser de questions. «Il existe un ensemble de pratiques socio-organisationnelles qui balisent les comportements d’adoption des innovations. On sait, par exemple, que le clinicien adoptera beaucoup plus facilement une innovation si celle-ci a cours dans un institut reconnu ou si un collègue l’utilise. Pour réguler l’adoption des innovations, il faut se pencher sur le rôle des instances ayant une légitimité professionnelle comme les conseils des médecins, dentistes et pharmaciens.»

Grâce à cette chaire, qui est financée par la Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé, Jean-Louis Denis compte non seulement établir un lien avec les milieux de pratique mais aussi y exposer les étudiants à la maîtrise et au doctorat ainsi que les stagiaires postdoctoraux. Il mettra également sur pied des séminaires à l’intention des étudiants et des praticiens du milieu; ces derniers seront d’ailleurs invités à s’inscrire à un doctorat professionnel afin de réfléchir sur leur pratique. Enfin, la Chaire aura un rôle de producteur de synthèses de connaissances. «Avec le cumul des connaissances qui caractérise notre époque, il est imprudent de décider seulement à partir d’une seule étude», affirme M. Denis.

Françoise Lachance