Volume 35 numéro 4
18 septembre
2000


 


Les habiletés cognitives à la lumière de la théorie de l’évolution
Les différences cognitives entre les hommes et les femmes dans les tâches visuo-spatiales seraient des avantages adaptatifs retenus par la sélection naturelle.

«La psychologie évolutionniste permet de raffiner les connaissances sur nos habiletés cognitives», estime Isabelle Écuyer-Dab.

La différence entre les hommes et les femmes dans les tâches visuo-spatiales est un phénomène bien connu en psychologie cognitive. Les femmes, par exemple, parviennent mieux que les hommes à situer des objets statiques (comme repérer où étaient certains objets dans une pièce déjà visitée), alors que les hommes réussissent mieux que les femmes lorsque la tâche comporte un mouvement ou un déploiement dans l’espace (voir l’exemple ci-contre).

Bien que le phénomène soit attesté dans la plupart des cultures, tant chez les enfants que chez les adultes ainsi que chez plusieurs espèces animales, peu de travaux ont permis d’avancer une explication satisfaisante. Isabelle Écuyer-Dab, étudiante au doctorat au Département de psychologie et dirigée par la professeure Michèle Robert, vient d’apporter une contribution à l’étude de ce phénomène.


L’apprentissage n’est pas en cause

«Chez certains rongeurs, explique l’étudiante, les meilleures capacités d’orientation du mâle sont corrélées avec la polygynie; cherchant à se reproduire avec plusieurs femelles, le mâle parcourt un plus grand territoire, d’où l’avantage d’avoir un bon sens de l’orientation. C’est là l’hypothèse de la sélection sexuelle.»

Les rares travaux qui ont cherché à expliquer le phénomène chez les humains ont été menés dans des sociétés traditionnelles africaines au cours des années 1970 et 1980. Le cadre théorique de ces travaux imputait le meilleur sens de l’orientation des hommes à l’apprentissage fait dans l’enfance; s’aventurant plus loin du village que les filles, les garçons développeraient un sens de l’orientation plus aiguisé.

Les données empiriques recueillies par Isabelle Écuyer-Dab auprès d’adultes montréalais ne soutiennent pas l’hypothèse de l’apprentissage. «Il existe une corrélation entre l’étendue du domaine vital et les performances visuo-spatiales chez les hommes, mais pas chez les femmes. Si l’hypothèse de l’apprentissage était exacte, on aurait dû retrouver chez les femmes qui ont la même expérience que les hommes des habiletés visuo-spatiales identiques, ce qui n’est pas le cas.»

L’expérience ne semble donc pas être la cause de ces habiletés sexuellement différenciées. Mme Écuyer-Dab y voit plutôt des prédispositions retenues par la sélection naturelle. L’espèce humaine aurait-elle une prédisposition à la polygynie?

«Une autre hypothèse évolutionniste doit être prise en compte, répond la chercheuse: celle de la division du travail. Selon cette hypothèse, les différences observées ont été sélectionnées chez l’espèce ancestrale parce qu’elles constituaient des avantages reliés aux fonctions respectives des deux sexes dans la quête de nourriture. En tant que cueilleuses, les femmes devaient pouvoir repérer ou retrouver facilement, saison après saison, des endroits de cueillette, ce qui équivaut à situer dans l’espace des objets statiques. Cette tâche nécessitait de la dextérité et une bonne acuité visuelle et olfactive, deux autres habiletés plus développées chez les femmes. En tant que chasseurs, les hommes couvraient plus de territoire et devaient pouvoir se représenter facilement une cible en mouvement.»


L
aquelle de ces formes correspond à la rotation de la première figure? Les hommes réussissent mieux que les femmes dans ce type de tâche alors que les femmes repèrent plus facilement des objets statiques.

 

Deux hypothèses convergentes
L’hypothèse de la sélection sexuelle et celle de la division du travail ont été développées indépendamment l’une de l’autre. La première visait à expliquer la disposition masculine à la navigation, alors que la seconde mettait davantage l’accent sur les habiletés visuo-spatiales féminines. Isabelle Écuyer-Dab vient contribuer à l’étude du phénomène en développant l’aspect convergent des deux hypothèses et en faisant mieux ressortir les liens entre la division du travail et les habiletés masculines.

«Ces deux hypothèses ne sont pas contradictoires puisqu’elles soutiennent l’une et l’autre l’aptitude masculine à naviguer et à s’orienter, souligne-t-elle. Mais cette habileté est apparue tôt dans l’évolution des mammifères et est donc antérieure à la division du travail chez l’espèce humaine. Les dispositions liées à la navigation, retenues par la sélection sexuelle, peuvent être un prélude à la division du travail puisqu’elles prédisposent les hommes aux fonctions de la chasse. De plus, être bon chasseur peut représenter un critère de sélection sexuelle de la part de la femme; on sait que, dans plusieurs sociétés, le rang de dominance, associé aux performances de chasse, est corrélé avec un plus haut taux de reproduction.»

Ainsi exposée, la théorie de la division du travail apparaît comme un raffinement de la sélection sexuelle. Le fait de présenter les deux hypothèses comme étant convergentes permet en outre d’expliquer les habiletés spécifiques des deux sexes, alors que la seule théorie de la sélection sexuelle n’explique pas pourquoi les femmes réussissent mieux dans les tâches statiques.

«C’est l’approche évolutionniste qui a permis de faire ressortir les capacités visuo-spatiales propres aux deux sexes alors qu’on ne considérait habituellement que les performances masculines», rappelle Mme Écuyer-Dab pour souligner la pertinence de cette approche en psychologie.

Daniel Baril