Volume 35 numéro 3
11 septembre
2000


 


Le pays réel sacrifié
Ou l’urgence d’un débat sur l’aménagement urbain et paysager au Québec.

Pour Daniel Gill et Paul Lewis, l’argument circonstanciel n’est pas une excuse valable au court-circuitage des études d’impact et des débats publics entourant l’aménagement du territoire.

Dérapages, improvisations, dérobades, échecs, absence de consultations et de débats, mépris pour la démocratie participative, voilà ce qui caractérise le développement urbain au Québec selon les signataires du Pays réel sacrifié. L’auteur principal, Gérard Beaudet, professeur à l’Institut d’urbanisme, qualifie l’ouvrage de «manifeste», mais on est plus porté à y voir un pamphlet — terme que Paul Lewis, du même institut, n’hésite pas à reprendre — tellement la critique est virulente et n’épargne personne.

«Nous avons voulu défendre la rigueur dans les prises de décision qui ont un impact sur l’aménagement du territoire et qui, de plus en plus, surviennent sans aucun débat public, explique Paul Lewis. L’urbanisme et l’aménagement ne sont pas des sciences exactes et les débats sont nécessaires.»

Résolument à contre-courant de la rectitude politique, l’ouvrage vise en fait à «dénoncer sans complaisance les décideurs publics qui s’évertuent à dilapider un capital constitué par les siècles d’occupation humaine».

Gérard Beaudet, avec la collaboration de Paul Lewis et des contributions de Jean Décarie et Daniel Gill, Le pays réel sacrifié, La mise en tutelle de l’urbanisme au Québec, Québec, Éditions Nota bene, 2000, 362 pages.

Les exemples de cette dilapidation sont nombreux et les auteurs nous livrent une douzaine de cas puisés dans l’actualité des dernières années, tant à Montréal qu’ailleurs en province: le mont Royal grugé par les promoteurs immobiliers, la mauvaise reconversion de l’édifice Redpath, la démolition du Montreal Hunt Club, le CHUM, les grandes surfaces dans les petites villes comme Magog, la côte des Éboulements, etc.

Ce dernier exemple sert d’illustration à la jaquette du volume et semble un cas typique de mauvaise décision aux effets désastreux. Même si la cause de l’accident qui a fait 40 morts était le mauvais état des freins de l’autobus, le gouvernement a quand même décidé de refaire la route tout en se soustrayant à toute consultation publique. «La richesse des Éboulements, ce n’est pas la route mais le paysage, souligne Paul Lewis. S’il faut une route, il faut aussi trouver un équilibre entre culture et nature et permettre à ceux qui ont une expertise en aménagement d’intervenir lorsque l’impact risque de détruire la ressource.»


Où sont les études?
Dans chaque cas analysé, le problème tourne justement autour de l’absence d’études d’impact. Un autre exemple: la vente, par la Ville de Montréal, de la gare Jean-Talon à la société Loblaws alors que le plan d’urbanisme réservait cet emplacement à des fins exclusivement publiques et communautaires. «C’est la récupération d’un bâtiment public au profit d’une entreprise privée, reprend Paul Lewis. Il n’y a pas eu d’études d’impact pour intégrer l’arrivée d’une grande surface au développement économique et culturel du secteur. Quel en sera l’effet sur les commerçants des alentours?»

Un facteur aggravant montrant que les administrateurs publics se plient aux désirs des promoteurs: devant le non-respect des engagements de Loblaws quant à la surface à construire, la Ville a tout simplement modifié son règlement.

«Les questions d’aménagement sont souvent présentées comme un frein au développement», souligne pour sa part Daniel Gill, un autre collaborateur de l’ouvrage et professeur invité à l’Institut d’urbanisme. «Mais les études d’impact ont pour but de réduire les effets négatifs et de favoriser des effets positifs et structurants pour le développement urbain. On ne s’oppose pas au développement; il faut toutefois cesser de voir à court terme et poser les vraies questions parce que les interventions en urbanisme ont des conséquences pour les 40 ou 50 années qui suivent.»

C’est ce qui n’a pas été fait dans le projet de construction du CHUM, croient les auteurs. À leurs yeux, ce projet s’est imposé parce que la fusion des trois hôpitaux existants a été un échec et que la nécessité de cette fusion n’a pas été démontrée. «Il n’y a pas eu d’études pour déterminer l’impact qu’aura cette construction sur les hôpitaux du centre-ville, indique Paul Lewis. Si l’on dépense 800 M$ pour construire un hôpital, on peut se permettre de prendre plus que trois semaines pour en mesurer les effets. Mais le débat éclairé n’a pas eu lieu, pas plus que le débat sur l’emplacement retenu et qui est moins accessible aux moyens de transport que le centre-ville.»


Surtout lancer le débat
Les lecteurs qui s’attendent à trouver des solutions à ce qui est considéré comme de mauvaises décisions resteront toutefois sur leur faim. «Nous n’avons pas présenté de solutions parce que nous ne cherchons pas à imposer nos vues, nous souhaitons plutôt susciter un débat», explique Paul Lewis.

Au-delà des cas étudiés, c’est l’absence de planification intégrée, ou encore la mise en tutelle de l’urbanisme par le pouvoir politique néolibéral, qui est dénoncée. Pire qu’une incurie, la situation aurait toutes les apparences d’une mise au rancart délibérée des préoccupations urbanistiques et patrimoniales, qui avaient pourtant conduit à la mise en place d’infrastructures de consultation dans les décennies 1970 et 1980. En orientant leur critique sur le plan politique, les auteurs récusent du même coup l’argument circonstanciel souvent invoqué pour justifier des décisions précipitées ou le court-circuitage des processus de consultation.

Les urbanistes eux-mêmes ne sont pas en reste et l’épilogue est consacré à la complicité, par abstention, de l’Ordre des urbanistes, qui reste muet devant la détérioration observée. Les auteurs croient finalement que la création d’une association large regroupant urbanistes, aménagistes, environnementalistes, architectes du paysage et géographes serait un outil approprié pour amorcer le débat public autour de la protection du patrimoine.

Daniel Baril