Volume 35 numéro 1
28 août 2000


 


«L’éthique ne doit pas devenir une bureaucratie»
Jean-Pierre Changeux reçoit un doctorat honorifique en médecine.

Jean-Pierre Changeux

«Le séquençage du génome humain marque une étape importante «dans la recherche scientifique. Il nous permettra de connaître tous les déterminants génétiques de l’être humain.»

Rencontré au consulat de France, au lendemain de l’annonce par le président américain de l’achèvement du séquençage du génome humain, le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux affirme que, dans son domaine d’expertise, le cerveau, la génétique permettra des percées notables. Mais parler de «tous les déterminants» de l’espèce, n’est-ce pas un peu… mécaniste?

«Je ne reçois pas comme une critique d’être qualifié de méca-niste, affirme en riant l’ancien président du Comité consultatif national d’éthique français (CCNE). La pensée de Descartes, au 17e siècle, a beaucoup fait progresser les connaissances. Elle a conduit à la cybernétique, à la biologie moléculaire.»

L’auteur de L’homme neuronal, publié en 1983 et maintes fois réédité depuis, pense toutefois que la connivence entre le pouvoir économique et le monde de la connaissance, dans le domaine de la génétique comme ailleurs, doit être encadrée par un système normatif. «C’est là qu’intervient l’éthique. Mais pour que l’éthique soit une préoccupation, ça prend une volonté politique. Si vous voulez critiquer l’usage erroné des connaissances, il faut vous en prendre au système, pas à la science. Comme le disait le philosophe Georges Canguilhem, la science est constituée de “vérités sans finalité”. Elle ne décide ni ne juge de l’exploitation des savoirs qu’elle produit. C’est au citoyen d’assumer cette destination. C’est une responsabilité éthique.»


Des bifaces pour la guerre

Ce n’est pas d’hier que la science est récupérée à des fins économiques ou stratégiques, rappelle le chercheur. Les bifaces des hommes préhistoriques servaient autant à la chasse qu’à la guerre. «Oui, des entreprises réaliseront des bénéfices grâce aux connaissances acquises en génétique. Mais je ne vois pas où est le mal. Y aura-t-il respect des droits humains? Respect de l’autonomie? Respect de la vie privée? Voilà les questions importantes que nous traitions en profondeur dans les débats du Comité.»

Six ans après avoir été nommé à la tête du CCNE par François Mitterrand, M. Changeux a «laissé sa place à d’autres» pour se consacrer à temps plein à la recherche. Mais il n’a pas renoncé pour autant à la réflexion sur l’éthique scientifique. D’ailleurs, la majorité de ses interventions médiatiques, lors de son passage à Montréal à l’occasion de la remise d’un doctorat honoris causa par l’Université de Montréal, ont porté sur les enjeux de la bioéthique et non sur les neurosciences. Le Devoir présentait même M. Changeux comme le président actuel du CCNE, alors qu’il l’a quitté il y a près de deux ans. Le plus drôle, c’est que le neurobiologiste a horreur des «bioéthiciens».

«Les Américains ont inventé cette profession, les bioéthiciens, et c’est une catastrophe. La réflexion bioéthique doit être large et ouverte; elle ne doit surtout pas devenir une bureaucratie ou être prise en main par des spécialistes.»

Au Québec, plusieurs jeunes chercheurs voient les comités d’éthique de la recherche, chargés de l’approbation des protocoles, comme des entités administratives parmi d’autres. Ce sont des éléments irritants. En France, estime M. Changeux, les chercheurs de la jeune génération n’ont pas cette perception. Toutefois, ils affichent quelques lacunes sur le plan de la formation, et les facultés de médecine se heurtent à un problème de taille: comment «enseigner» l’éthique? À cela, le professeur n’a pas de réponse précise. L’éthique, c’est une question de culture et de conscience.


Éloge de Montréal

Au cours de son séjour au Québec, le professeur Changeux a vanté la position stratégique des universités montréalaises en ce qui concerne la recherche en neurosciences. Dans son allocution prononcée au moment de recevoir son doctorat honorifique, à la collation des grades de la Faculté de médecine le 27 juin dernier, il a même affirmé que Montréal était «au premier rang mondial des sciences neurologiques». Herbert Jasper, aujourd’hui décédé, qui s’est rendu célèbre par ses travaux sur l’épilepsie, et Laurent Descarries, qui mène des recherches sur la chimie des régulateurs cérébraux, ont particulièrement contribué, chacun à leur façon, à la réputation de Montréal.

C’est justement Laurent Descarries, professeur au Département de pathologie et biologie cellulaire et vice-doyen aux études supérieures à la Faculté de médecine, qui a présenté le docteur honoris causa. «Son engagement au Collège de France englobe les aspects complexes de l’organisation cérébrale, incluant les fonctions cognitives, a-t-il dit. Ses travaux de laboratoire se doublent d’une œuvre de réflexion et d’engagement intellectuel d’une ampleur considérable, touchant aux aspects philosophiques, éthiques, voire esthétiques de l’existence humaine.»

Visiter le musée du Louvre avec cet homme de science est, selon M. Descarries, un «pur enchantement». Le professeur Changeux est, en effet, collectionneur de tableaux français du 17e siècle et il a même signé trois catalogues d’exposition à titre d’expert. Question de culture.

Mathieu-Robert Sauvé