«Léthique
ne doit pas devenir une bureaucratie»
Jean-Pierre
Changeux reçoit un doctorat honorifique en médecine.
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«Le séquençage
du génome humain marque une étape importante «dans
la recherche scientifique. Il nous permettra de connaître tous
les déterminants génétiques de lêtre
humain.»
Rencontré au consulat de France, au lendemain de lannonce
par le président américain de lachèvement
du séquençage du génome humain, le neurobiologiste
français Jean-Pierre Changeux affirme que, dans son domaine
dexpertise, le cerveau, la génétique permettra
des percées notables. Mais parler de «tous les déterminants»
de lespèce, nest-ce pas un peu
mécaniste?
«Je ne reçois pas comme une critique dêtre
qualifié de méca-niste, affirme en riant lancien
président du Comité consultatif national déthique
français (CCNE). La pensée de Descartes, au 17e siècle,
a beaucoup fait progresser les connaissances. Elle a conduit à
la cybernétique, à la biologie moléculaire.»
Lauteur de Lhomme neuronal, publié en 1983
et maintes fois réédité depuis, pense toutefois
que la connivence entre le pouvoir économique et le monde de
la connaissance, dans le domaine de la génétique comme
ailleurs, doit être encadrée par un système normatif.
«Cest là quintervient léthique.
Mais pour que léthique soit une préoccupation,
ça prend une volonté politique. Si vous voulez critiquer
lusage erroné des connaissances, il faut vous en prendre
au système, pas à la science. Comme le disait le philosophe
Georges Canguilhem, la science est constituée de vérités
sans finalité. Elle ne décide ni ne juge de lexploitation
des savoirs quelle produit. Cest au citoyen dassumer
cette destination. Cest une responsabilité éthique.»
Des bifaces pour la guerre
Ce nest pas dhier que la science est récupérée
à des fins économiques ou stratégiques, rappelle
le chercheur. Les bifaces des hommes préhistoriques servaient
autant à la chasse quà la guerre. «Oui,
des entreprises réaliseront des bénéfices grâce
aux connaissances acquises en génétique. Mais je ne
vois pas où est le mal. Y aura-t-il respect des droits humains?
Respect de lautonomie? Respect de la vie privée? Voilà
les questions importantes que nous traitions en profondeur dans les
débats du Comité.»
Six ans après avoir été nommé à
la tête du CCNE par François Mitterrand, M. Changeux
a «laissé sa place à dautres» pour
se consacrer à temps plein à la recherche. Mais il na
pas renoncé pour autant à la réflexion sur léthique
scientifique. Dailleurs, la majorité de ses interventions
médiatiques, lors de son passage à Montréal à
loccasion de la remise dun doctorat honoris causa
par lUniversité de Montréal, ont porté
sur les enjeux de la bioéthique et non sur les neurosciences.
Le Devoir présentait même M. Changeux comme le
président actuel du CCNE, alors quil la quitté
il y a près de deux ans. Le plus drôle, cest que
le neurobiologiste a horreur des «bioéthiciens».
«Les Américains ont inventé cette profession,
les bioéthiciens, et cest une catastrophe. La réflexion
bioéthique doit être large et ouverte; elle ne doit surtout
pas devenir une bureaucratie ou être prise en main par des spécialistes.»
Au Québec, plusieurs jeunes chercheurs voient les comités
déthique de la recherche, chargés de lapprobation
des protocoles, comme des entités administratives parmi dautres.
Ce sont des éléments irritants. En France, estime M.
Changeux, les chercheurs de la jeune génération nont
pas cette perception. Toutefois, ils affichent quelques lacunes sur
le plan de la formation, et les facultés de médecine
se heurtent à un problème de taille: comment «enseigner»
léthique? À cela, le professeur na pas de
réponse précise. Léthique, cest une
question de culture et de conscience.
Éloge de Montréal
Au cours de son séjour au Québec, le professeur Changeux
a vanté la position stratégique des universités
montréalaises en ce qui concerne la recherche en neurosciences.
Dans son allocution prononcée au moment de recevoir son doctorat
honorifique, à la collation des grades de la Faculté
de médecine le 27 juin dernier, il a même affirmé
que Montréal était «au premier rang mondial des
sciences neurologiques». Herbert Jasper, aujourdhui décédé,
qui sest rendu célèbre par ses travaux sur lépilepsie,
et Laurent Descarries, qui mène des recherches sur la chimie
des régulateurs cérébraux, ont particulièrement
contribué, chacun à leur façon, à la réputation
de Montréal.
Cest justement Laurent Descarries, professeur au Département
de pathologie et biologie cellulaire et vice-doyen aux études
supérieures à la Faculté de médecine,
qui a présenté le docteur honoris causa. «Son
engagement au Collège de France englobe les aspects complexes
de lorganisation cérébrale, incluant les fonctions
cognitives, a-t-il dit. Ses travaux de laboratoire se doublent dune
uvre de réflexion et dengagement intellectuel dune
ampleur considérable, touchant aux aspects philosophiques,
éthiques, voire esthétiques de lexistence humaine.»
Visiter le musée du Louvre avec cet homme de science est, selon
M. Descarries, un «pur enchantement». Le professeur Changeux
est, en effet, collectionneur de tableaux français du 17e siècle
et il a même signé trois catalogues dexposition
à titre dexpert. Question de culture.
Mathieu-Robert
Sauvé