Volume 35 numéro 1
28 août 2000


 


Le cinéma muet était... bruyant!
Isabelle Raynauld est cinéaste et universitaire.

Tout en menant une carrière d’universitaire, Isabelle Raynauld poursuit des activités de cinéaste. Lui demander de choisir entre les deux, c’est un peu comme demander à un enfant s’il préfère son père ou sa mère…

«Le muet est un cinéma très sonore!» dit Isabelle Raynauld au cours d’un entretien à Forum. Devant la mine interdite de son interlocuteur, la professeure au Programme d’études cinématographiques précise: «Pour ce qui est du contenu narratif, le muet n’est pas sans éléments sonores. Au contraire, c’est un cinéma extrêmement bruyant.»

Des exemples? À partir des films des frères Lumière (L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, notamment) jusqu’au premier film parlant, The Jazz Singer, en 1927, on trouve une quantité de scènes où des amants écoutent aux portes, des enfants tambourinent, des ivrognes tombent dans des poubelles. «Les quiproquos sont aussi très fréquents, reprend la spécialiste. Quelqu’un apprend une chose et constate, trop tard, qu’il s’est trompé. On trouve également une profusion de procès.»

Actuellement, un des assistants de Mme Raynauld inventorie les scènes sonores dans le cinéma muet dans le cadre d’un projet de recherche subventionné. Cette façon d’aborder le cinéma des premiers temps a contribué à faire connaître Isabelle Raynauld au-delà de nos frontières. «Au cours d’une rencontre de spécialistes, j’ai dit aux participants d’‘‘écouter” un film muet qu’ils connaissaient très bien. Pour eux, ça a été une révélation.»

La tradition a retenu des premières projections le pianiste accompagnateur et l’on connaît mieux, aujourd’hui, le rôle des animateurs de vues (ou bonimenteurs) qui donnaient vie aux images. Mais pour Isabelle Raynauld, la trame sonore était beaucoup plus que cela. Même si personne ne l’entendait vraiment.


20 000 scénarios du muet
Ce n’est pas d’hier que la chercheuse suit des pistes originales. Au cours de ses travaux de doctorat, la jeune femme a retracé plus de 20 000 scénarios de films muets écrits entre 1901 et 1923. Dénichés à la Bibliothèque nationale de France, à la Cinémathèque française et à la Library of Congress de Washington, ils ont permis de découvrir un tas de choses sur l’origine du cinéma. Ce secteur des lettres constitue actuellement un sujet de recherche universitaire très apprécié en Amérique du Nord et en Europe.

Ainsi, grâce aux travaux d’Isabelle Raynauld, les théoriciens du cinéma ont appris que le cinéma muet n’était pas une longue improvisation devant les caméras. Au contraire, tout y était scénarisé avec force détails. «Georges Méliès a été le premier à écrire des scénarios, dit Mme Raynauld. J’ai retrouvé des textes signés de sa main. Mais il n’était pas le seul, loin de là.»

De retour au pays, Mme Raynauld a constitué une base de données avec ces scénarios. Cela lui permet d’exploiter la question du son dans le cinéma des premiers temps. Mais elle a beaucoup d’autres marrons sur le feu, et pas seulement relatifs au cinéma du début du siècle. Son expertise s’étend jusqu’aux courants multimédias actuels. «Je m’intéresse aux pratiques scénaristiques de toute l’histoire du cinéma, et particulièrement à la manière dont les médias en émergence ont influencé les auteurs», dit-elle. Si le parlant a beaucoup influé sur les contenus, la vague du numérique transforme aujourd’hui la manière de raconter des histoires dans le septième art.

Durant une année sabbatique, en 1999, elle a été invitée à approfondir ce champ au Massachusetts Institute of Technology. Alors qu’elle travaillait sur ce sujet, le film allemand Run, Lola, Run est sorti en salle. Racontant trois fois la même histoire comme un grand jeu interactif, ce long métrage venait illustrer certaines de ses réflexions.


Chercheuse et cinéaste

Lorsqu’elle était petite, Isabelle Raynauld accompagnait parfois son père, André, à l’Université de Montréal (M. Raynauld, aujourd’hui à la retraite, a été professeur au Département de sciences économiques). Elle se demandait comment des grandes personnes pouvaient continuer de fréquenter une école après tant d’années. «Je me disais que ces adultes devaient avoir beaucoup de difficulté à comprendre!» rigole-t-elle aujourd’hui.

Si on lui avait dit qu’elle-même fréquenterait l’université alors qu’elle serait mère (son fils Misha a un an), elle ne l’aurait pas cru. Et si elle répond très bien au profil de l’universitaire classique (plusieurs publications dans des revues savantes, directions de recherches aux deuxième et troisième cycles, etc.), une autre partie d’elle est tournée vers la pratique.

Auteure de scénarios et réalisatrice, Isabelle Raynauld vient de terminer Une blonde pour Anatole, un moyen métrage qui sera diffusé en novembre prochain à Radio-Canada. Cette comédie, mettant en vedette Andrée Lachapelle, aura été un exercice de transfert technologique entre l’université et le marché du travail. Le scénario a été écrit par un des étudiants de Mme Raynauld dans le cadre de son cours. Il est produit par un étudiant à la maîtrise, Antoine Zeind, et plusieurs étudiants ont assisté au tournage.

La cinéaste prépare aussi un documentaire, Le Minot d’or, portant sur une résidence de Lotbinière où cohabitent sept déficients intellectuels. Même s’il n’est pas encore tourné, le long métrage a été acheté par Radio-Canada.

Mais la vie professionnelle de Mme Raynauld n’a pas été toujours rose. L’an dernier, elle a dû se présenter devant un tribunal pour faire reconnaître un cas de plagiat l’opposant à la cinéaste Léa Pool. Trois arbitres ont donné raison à l’universitaire.

En marge d’une rencontre avec les étudiants de l’Université de Montréal dans un cours de Mme Raynauld, Mme Pool a invité son hôte à lui envoyer des scénarios inédits. Les mois ont passé et Mme Raynauld a compris que ses projets n’avaient pas plu à la cinéaste. Mais par hasard, la professeure est appelée à commenter un projet de film de Léa Pool: Emporte-moi. Stupéfaction: il s’agit, à peu de chose près, de son propre texte. S’engage alors un long combat pour faire reconnaître le plagiat. «Ça m’a coûté 16 000 $ de frais», dit-elle.

«Je ne voulais pas en rester là. Il me semblait que c’était important pour mes étudiants, pour mon fils, que justice soit faite.»

Universitaire ou cinéaste? Pour Isabelle Raynauld, le choix est difficile à faire. Mais elle avoue que, si elle réussissait à procurer de l’émotion aux gens, une seule fois, dans un film, elle aurait le sentiment du travail accompli...

Mathieu-Robert Sauvé