Les chamans et leurs pouvoirsRobert Crépeau étudie les "savoirs guidés" des Kaingangs du Brésil méridional.
Je recueillais toujours sans trop d'efforts les ballots qui s'avéraient les plus lourds sur la balance du patron, car j'étais guidé par Maria da Erva, une jolie femme toute de vert vêtue, extrêmement jalouse, qui n'acceptait pas que je parle d'elle et encore moins que je fréquente les jeunes filles. Au moment de la pesée, invisible pour les autres, Maria da Erva montait sur le ballot que j'avais récolté afin d'en augmenter le poids." Ce récit a été raconté à Robert Crépeau, professeur au Département d'anthropologie, par Kakâg, un vieil homme qui disait posséder un "guide végétal". Ce chaman brésilien de la tribu des Kaingangs correspond parfaitement au type décrit par le chercheur: ayant renoncé partiellement aux plaisirs sexuels humains, il dispose en retour de certains dons.
Intrigué par le chamanisme, l'anthropologue a séjourné plusieurs mois avec les Kaingangs de Xapeco (prononcer "chapéko"), au Brésil. Dans cette réserve de 15 000 hectares, une dizaine de personnes parmi les 4000 qui y vivent ont préservé le rituel et alimentent ainsi toujours la culture. C'est dans le cadre de ses études postdoctorales, en 1993, que le chercheur est entré en contact avec cette communauté. "Je suis parti faire la délimitation des terres, mais mon engagement m'a amené à y retourner quatre fois depuis. La durée de mes séjours varie de deux à six mois." Au cours de son dernier voyage, en 1998, l'anthropologue a réussi à lever le voile sur ce personnage mythique qu'est le chaman. Seul un chaman, homme ou femme, qui a quitté la pratique peut révéler les secrets du chamanisme. "Tant qu'une alliance existe entre l'humain et l'entité non humaine qui guide le savoir, le chaman est tenu au silence ou du moins il ne peut donner de détails sur son auxiliaire sous peine de perdre ses pouvoirs ou de subir sa colère", affirme le professeur. D'anciens chamans ont accepté de collaborer aux recherches de Robert Crépeau. En échange, le chercheur sauve de l'oubli des traditions qui tendent à disparaître.
Trois types de savoirs guidés La connaissance des plantes médicinales est très répandue dans la population, tant chez les femmes que chez les hommes, et ne relève pas nécessairement d'un savoir guidé, lequel, au dire des Kaingangs, a plus de force et d'efficacité, souligne le chercheur. "Le savoir guidé se transmet grâce à une union entre un humain et une entité non humaine", explique le professeur. Dans le cas du chamanisme traditionnel, cette alliance a lieu avec un animal et se déroule dans la forêt selon un rite particulier. Robert Crépeau raconte: "L'aspirant chaman doit fabriquer, à partir d'une longue tige de palmier, trois récipients dans lesquels il verse de l'eau et une fleur pilée. Quelques jours plus tard, si un animal s'y est abreuvé, c'est signe que cet auxiliaire accepte de transmettre son savoir à l'aspirant chaman. Ce dernier peut choisir de ne pas s'unir avec cet animal s'il le juge, par exemple, trop dangereux. S'il décide d'établir un lien, l'aspirant chaman boira une gorgée d'eau et s'en versera sur la tête et le corps. Alors, l'animal se manifestera et enfoncera dans la poitrine ou les aisselles du chaman des petites boules dures qui scellent l'union et confèrent des pouvoirs." Cette intrusion dans le corps a suscité la curiosité du chercheur. Déjà lors de recherches antérieures menées au Pérou, il avait observé ce même phénomène dans une autre population. "Cet aspect du chamanisme est encore peu étudié, dit-il. Pourtant, il s'agit d'une caractéristique essentielle à la pratique."
Le chaman traditionnel est en voie de disparition C'est ainsi que certains chamans comme Kakâg délaissent la pratique, car la relation amoureuse avec l'auxiliaire animal ou végétal est jugée trop exigeante. D'autres privilégient une alliance avec des guides spirituels parce que les coupes à blanc, que la forêt a subies au cours des 30 dernières années, ont entraîné le déboisement et, avec lui, la disparition de plusieurs animaux sauvages. S'ajoute à cela l'interdiction de cette pratique par les fonctionnaires fédéraux. Mais les Kaingangs, dans un contexte de lutte, continuent à s'adonner au rite, fait valoir Robert Crépeau. "Ils avaient délaissé ce rituel pendant presque 25 ans, mais les difficultés territoriales vécues par les Kaingangs les poussent à l'entretenir. Pour eux, c'est une façon d'affirmer leur identité." Dominique Nancy |