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Écrire la bouche pleine

Geneviève Sicotte étudie le sens de la nourriture dans la littérature.

 Par une scène de repas, les romanciers parlent d'économie, de moeurs, d'ordre social et d'hygiène, dit Geneviève Sicotte, qui a consacré une thèse aux scènes de repas chez Flaubert, Zola et Huysmans.

"Manger n'est qu'une manière civilisée de téter", écrit Geneviève Sicotte au tout début de son livre Le festin lu, qui vient de paraître chez Liber. Se nourrir ne répond-il pas à un besoin biologique? "Oui, bien sûr, répond la jeune chargée de cours au Département d'études françaises. Mais quand on parle de repas, on parle d'ordre social, d'économie, de famille."

Ainsi le nourrisson a le réflexe de succion dès les premières minutes de sa vie, quand on lui présente le sein. Mais aussitôt qu'il mesure son pouvoir sur son entourage, le bébé utilisera l'aliment comme un outil. Il recrachera le gruau, refusera le biberon ou au contraire acceptera la nourriture avec un plaisir évident. "Ainsi, dès les débuts de la vie, l'acte alimentaire est non seulement une fonction biologique de nourrissage, mais un acte social, un repas", écrit l'auteure de cette version "grand public" de sa thèse rédigée sous la direction de Pierre Popovic.

Ce qui est vrai pour les poupons l'est pour les sociétés à travers les âges et les régions géographiques. Alors que l'Occident a longtemps manqué de denrées de base, elle vogue actuellement sur une mer d'abondance. Mais l'individu a perdu le contrôle de ses légumes, aujourd'hui modifiés génétiquement, ou encore de sa viande, engraissée aux hormones ou carrément devenue folle.

Les exclus du grand banquet social
Dans la culture du 19e siècle, la nourriture prend une dimension inédite. Elle deviendra un "personnage" important dans les romans de cette époque. "Autour d'une table, on recrée une microsociété à notre image", dit Geneviève Sicotte. Or, la société du 19e est caractérisée par la naissance d'une bourgeoisie qui cherche à instaurer une norme. Jusque-là, le festin avait été l'affaire des nobles.

Au cours de ses recherches de doctorat, qui se sont déroulées notamment à la Bibliothèque nationale de France, Mme Sicotte a mis la main sur des manuels de bonnes manières destinés aux jeunes femmes de la bourgeoisie. Bien sûr, ces documents expliquent comment se tenir à table, mais aussi comment éviter les petites déconvenues. Dans les repas de tous les jours, par exemple, les enfants ne doivent pas parler à moins d'y être autorisés. La mère doit servir le potage même en présence de la bonne, ce geste étant considéré comme symbolique. Au cours des grands dîners, les invitations doivent suivre un code bien précis, et attention aux exagérations. Il ne faut pas passer pour snobs.

"Durant une bonne partie de son histoire, la France a craint de manquer de nourriture. Pour la première fois, elle cesse d'être un pays en développement. Les techniques de transformation des aliments, le transport et l'agriculture lui assurent une certaine abondance. Il faut la gérer convenablement", explique Mme Sicotte.

Au-delà de la simple gestion alimentaire, c'est l'ordre social qu'on essaie de préserver par cette grande campagne des bonnes moeurs. "Tous ne sont pas conviés au grand banquet social, dit l'auteure. Dans les romans de cette époque, quand il y a un repas, il y a en général un sacrifié, un exclu. Quelqu'un se fait manger, symboliquement."

Des festins qui tournent mal
Après avoir terminé une maîtrise sur les odeurs chez Émile Zola, la dix-neuviémiste s'est attaquée au festin chez trois grands auteurs qui partagent une propension à mettre en scène des repas qui tournent mal.

"En général, explique Mme Sicotte, le repas commence dans la joie mais se termine dans la désolation. Le festin d'anniversaire de Gervaise, dans L'assommoir, par exemple, s'ouvre dans la bonne humeur. Mais les pulsions finissent par s'exprimer dans le désordre alors que l'ivresse gagne les convives. Gervaise elle-même se donne à deux hommes pendant qu'autour d'elle on pleure, on vomit..."

Chez Émile Zola (1840-1902), jamais n'arrive-t-on à une saine gestion des pulsions. Sauf peut-être dans Le bonheur des dames, seul roman de l'écrivain qui finit bien.

Autre expression de la dichotomie naturaliste entre l'abondance alimentaire et le rejet des valeurs: Emma Bovary, dans le chef-d'oeuvre de Gustave Flaubert (1821-1880), est presque anorexique alors qu'elle regarde son mari dévorer goulûment tout ce qui lui tombe sous la main. L'idéal de pureté de la jeune femme est confronté à ces moustaches qui baignent dans la sauce.

Dans l'oeuvre de Georges Charles Huysmans (1848-1907), le lecteur est invariablement convié à "des repas immangeables", dit Geneviève Sicotte. Les héros mangent seuls et mal. On est alors presque dans le nouveau siècle, et Huysmans est considéré comme le premier auteur des "romans de la décadence". Jusqu'à André Gide, puis Marcel Proust, cette littérature sera refermée sur elle-même.

Quand on lui signale que son sujet de thèse, le festin dans la littérature, est intéressant, Geneviève Sicotte ne peut s'empêcher de sourire. "Les gens pensent que je fais du Daniel Pinard. Il y a bien peu de gastronomie dans mon analyse littéraire."

Il faut percevoir dans les fins laborieuses des festins du siècle dernier un problème plus profond. Qui n'a pas vécu un souper de famille bien préparé qui tourne à la catastrophe? N'est-ce pas parce que la famille elle-même est un peu malade?

Pour Geneviève Sicotte, c'est ce qu'a voulu éclairer l'étude de ces auteurs. "Cette littérature qui questionne, qui ébranle l'édifice social construit par la bourgeoisie, c'est celle-là qui m'intéresse", dit-elle.

Mathieu-Robert Sauvé

Geneviève Sicotte, Le festin lu. Le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans, Montréal, Liber, 1999, 298 pages.


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