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L'histoire vue par les deux bouts de la lorgnette

Guy Rocher codirige un ouvrage sur les relations Québec-Canada.

Guy Rocher ne savait pas que son livre sur le Canada, Si je me souviens bien, As I Recall, paraîtrait en pleine morosité souverainiste. «C'est purement accidentel», dit-il.

Le rapport Durham, en 1839, préconisant l'union des deux entités politiques du Canada, est perçu de façon diamétralement opposée de part et d'autre de la frontière linguistique. Alors que les Anglo-Saxons y sont plutôt favorables, les Canadiens français s'y opposent unanimement. "Clercs et laïcs, conservateurs et libéraux, tous signaient des pétitions contre cette mesure, qui leur semblait conçue pour mener leur nation à sa perte", peut-on lire dans un ouvrage collectif qui vient de paraître.

Ce ne sera ni le premier ni le dernier de ces événements qui jalonnent l'histoire du pays. Dans Si je me souviens bien, As I Recall, publié aux Éditions de l'Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), des intellectuels fort respectés du Canada anglais et du Québec ont analysé 34 de ces petites et grandes crises Québec-Canada où la culture politique et la mentalité des uns et des autres se sont affrontées avec éclat, parfois dans les larmes et dans le sang. Les événements retenus débutent avec l'arrivée des Britanniques en 1759 et se terminent avec le référendum sur la "souveraineté-partenariat" de 1995.

L'originalité de cet ouvrage biculturel, qui a été lancé le même jour en français à Montréal et en anglais à Ottawa, est de présenter sans complaisance les perspectives des deux communautés politiques et linguistiques (on ne parle plus de "peuples fondateurs"). Il veut en quelque sorte répondre à l'historien John Dickinson, qui disait que "l'historiographie canadienne n'a jamais été unifiée, et les deux traditions linguistiques sont aussi différentes l'une de l'autre que des historiographies étrangères".

"J'ai trouvé l'expérience difficile mais très enrichissante, signale Guy Rocher, qui a supervisé la rédaction au cours des trois dernières années avec John Meisel et Arthur Silver. J'ai appris beaucoup sur les réactions québécoises face à l'histoire. Mais j'ai également beaucoup appris sur les réactions du ROC [Rest of Canada] vis-à-vis de la même histoire."

34 événements historiques
Parmi les événements passés à la loupe dans l'ouvrage de près de 500 pages, on retrouve bien sûr les incontournables - rébellion des patriotes, pendaison de Louis Riel, conscription, crise d'Octobre, accord du lac Meech et référendums québécois -, mais également des faits moins évidents qui ont cristallisé les oppositions: par exemple la création de Radio-Canada en 1932, l'adoption du programme de l'assurance-chômage en 1950, les subventions aux universités en 1951, l'instauration de l'assurance-hospitalisation et de l'assurance-maladie entre 1957 et 1968, le contrat des chutes Churchill en 1982, la loi C-22 sur les brevets pharmaceutiques en 1987...

Écrit principalement par Patricia Bittar, Alain Desruisseaux, Sarah Fortin et Nicholas Ignatieff, le livre est divisé en six chapitres intitulés "Les premiers pas", "L'édification de l'État-providence", "La définition de l'identité canadienne", "Au-delà de la Révolution tranquille", "Les débats économiques" et "La réconciliation manquée". Chacun de ces chapitres est présenté par Guy Rocher et par John Meisel, un politologue de l'Université Queen's très connu au Canada anglais. Puis, un court texte présente les événements de façon factuelle. Suit, dans des encadrés qui peuvent s'étendre sur une dizaine de pages, une synthèse des analyses historico-politiques qu'en ont fait les principaux penseurs des deux communautés. C'est dans ce contexte qu'on peut comprendre le titre de l'ouvrage, car la version française de l'histoire s'intitule Si je me souviens bien et la version anglaise, As I Recall.

Il faut signaler que ces textes ont été lus, relus et approuvés, pourrait-on dire, par une quantité d'intellectuels jouissant d'une grande notoriété dans leur communauté respective. Parmi eux, Léon Dion, René Durocher, Alain-G. Gagnon, Jane Jenson, Eric Kierans, Guy Laforest, Daniel Latouche, Jean-Claude Robert, Gordon Robertson, Michel Sarra-Bournet, Brian Young et plusieurs autres. On peut comprendre que le texte final, entrepris au lendemain du référendum de 1995, ait pris tant de temps avant d'être imprimé.

Un pavé dans la mare?
"L'expérience de deux cultures accroît, pour ainsi dire, notre capacité de comprendre les attitudes et les positions inhérentes à chacune d'elles", écrit dans sa conclusion M. Meisel avant de citer un dicton français: "Comprendre, c'est pardonner."

Pour l'éminent professeur qui recevra sous peu son neuvième doctorat honoris causa, le Canada se dirige vers un avenir biculturel et épanoui, bien que sa santé reste fragile. Il termine en souhaitant à ses concitoyens de "multiplier entre eux les interactions, en particulier dans la poursuite d'entreprises communes".

Guy Rocher ne refuse pas les occasions de poursuivre de telles entreprises, mais il ne croit pas que les relations Québec-Ottawa cessent subitement d'être conflictuelles. "En ce qui a trait à l'avenir du pays, John Meisel est beaucoup plus optimiste que moi, confie le sociologue à Forum. Il minimise à mon avis l'impasse politique dans laquelle le Canada s'est enlisé. Je ne l'en blâme pas, mais je ne partage pas ce point de vue."

Une image vaut mille mots. Cette divergence s'est manifestée lorsque les deux codirecteurs ont voulu signer une seule conclusion au livre. Malheureusement, à l'image du phénomène qui les occupait depuis trois ans, ils ont dû y renoncer. "J'aurais refusé de signer certains passages de son texte et inversement."

Ce pays, écrit Nancy Huston, a "effacé son passé - déjà suffisamment mince - et vit à la surface de son présent". On peut ajouter que son avenir ne s'accorde pas à la première personne du pluriel.

Mathieu-Robert Sauvé


John Meisel, Guy Rocher et Arthur Silver, Si je me souviens bien, As I Recall, Montréal, Éditions de l'Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), 1999, 491 pages, 34,95$.


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