FORUM - 5 JUIN 2000

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Les e-docteurs

Le Dr Louis Geoffroy nous met en garde contre les limites et les dangers de la médecine dans Internet.

Le Dr Louis Geoffroy est très sensible à l'importance de préserver la qualité de la relation entre le médecin et le patient.

Jean souffre d'une sérieuse migraine. La céphalée, survenue subitement, persiste depuis quelques jours et est accompagnée d'étourdissements. Faute de pouvoir obtenir un rendez-vous avec un spécialiste, il décide de consulter un médecin par le biais d'Internet. Pour une trentaine de dollars, un "e-docteur" posera un diagnostic et, s'il y a lieu, déterminera un traitement.

Cela est-il réellement possible? "La télémédecine est une réalité dont l'ampleur pourrait croître au rythme de l'évolution de la technologie et de l'intérêt des médecins et du public", répond le Dr Louis Geoffroy, pédiatre à la clinique du diabète de l'hôpital Sainte-Justine.

Depuis près d'une décennie, la médecine à distance est devenue une pratique courante aux États-Unis. Certains aspects de cette tendance, qui est en voie de révolutionner la pratique médicale, inquiètent cependant le Dr Geoffroy. Selon lui, la consultation médicale en ligne comporte de sérieux risques. Dans le cas de Jean, par exemple, il pourrait s'agir non pas d'une migraine mais d'une céphalée causée par une méningite ou encore par une rupture intracrânienne (une tumeur).

"Il est très dangereux d'établir un diagnostic sans que le patient ait été préalablement examiné par un médecin. Celui-ci doit être auprès de son patient, lui poser des questions et, au besoin, lui faire passer un examen médical."

Louis Geoffroy est, depuis fort longtemps, un adepte d'Internet. Il rédige notamment une chronique mensuelle sur le sujet dans la revue L'Omnipraticien. À son avis, cette technologie constitue pour les professionnels de la santé et le public un outil utile à la résolution de problèmes informationnels.

"En plus de favoriser l'accès à des bases de données et des échanges à distance par le biais de conférences en ligne ou de groupes de discussion, le Web facilite la formation médicale continue et permet d'accéder à des ressources professionnelles spécialisées, fait-il valoir. La recherche dans Internet permet aussi au patient d'entretenir une conversation plus critique avec son médecin et nous force à être à la fine pointe de l'information scientifique."

Mais ces avantages n'empêchent pas le Dr Geoffroy d'écrire des articles et de donner des conférences sur les limites et les dangers de la pratique à distance de la médecine. Certains sites électroniques, soutient-il, offrent aux gens un diagnostic en moins de 24 heures simplement d'après l'analyse d'un questionnaire relatif à leurs symptômes. D'autres poussent l'audace jusqu'à prescrire puis vendre des médicaments sans même jamais avoir vu les patients.

"Au Québec, le médecin qui prescrirait à un patient un médicament délivré sur ordonnance strictement sur la base d'un questionnaire de même que la personne qui vendrait un tel médicament sans demander l'ordonnance contreviendraient sans nul doute à plusieurs articles du Code de déontologie des médecins du Québec", écrit Me Anne-Marie Savard, chercheuse à l'Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM).

À l'appui, l'avocate cite des articles du Code, dont celui-ci: "Le médecin a le devoir primordial, à l'occasion de l'exercice de ses fonctions médicales, de protéger la santé et le bien-être des individus qu'il dessert." Son texte, qui paraîtra prochainement dans le bulletin électronique de l'IRCM, témoigne de l'ampleur du problème. Mme Savard considère toutefois qu'il faut tempérer les effets indésirables des technologies. Il n'y a pas si longtemps, on a fait sensiblement les mêmes reproches à propos du téléphone, fait-elle remarquer. Et pourtant, aujourd'hui, les lignes d'Info-santé ne dérougissent pas.

Médecine à distance et télémédecine
D'après le pédiatre, la seule consultation en ligne acceptable est celle où un spécialiste de la santé agit à titre de conseiller pour un autre médecin qui, lui, se trouve auprès de son patient ou du moins le connaît.

Le Collège des médecins du Québec (CMQ) partage cet avis. "Il ne faut pas confondre télémédecine et consultation dans Internet, prévient le CMQ. La télémédecine est l'exercice de la médecine à distance à l'aide de moyens de télécommunication. L'exercice comprend le diagnostic à distance, avec ou sans recommandation de traitement. Le recours à la télémédecine peut également être envisagé dans d'autres contextes, notamment pour des besoins d'assistance dans l'application d'une mesure thérapeutique", peut-on lire dans le rapport sur la position du CMQ à l'égard de la télémédecine.

Le Collège n'écarte pas le cas où le suivi d'un patient pourrait être effectué par télécommunication, mais il estime cependant qu'une consultation dans Internet ne peut, pour l'instant, suppléer à la consultation traditionnelle d'un médecin. Il recommande aux professionnels de la santé d'éviter de formuler un diagnostic et de prescrire des médicaments à distance.

Cela se fait pourtant de plus en plus chez nos voisins américains. Cette pratique pose de multiples questions légales et éthiques. Comment assurer la confidentialité des données? Qu'advient-il de la responsabilité professionnelle? Comment le patient peut-il être assuré que la personne avec qui il communique est réellement un médecin? Et quand la technologie ne permet pas de diagnostiquer la maladie, que fait-on de la douleur du patient?

Glissement étymologique
Le Dr Geoffroy est très sensible à l'importance de préserver la qualité de la relation médecin-patient. Il craint que la technologie dépouille la relation avec le médecin de tout caractère humain. Comme il le souligne, "le médecin doit chercher à établir une relation de confiance entre lui-même et son patient et s'abstenir d'exercer sa profession d'une façon impersonnelle".

Autre problème: la difficulté pour le médecin de reconnaître les comportements non verbaux. "Lorsque je vois un patient, je lui pose des questions sur son état de santé, sa médication actuelle et son histoire médicale; il ne me répond pas seulement par oui ou par non; sa réponse est nuancée. De plus, je peux mieux évaluer son état grâce à son langage non verbal. Cela, un ordinateur ne peut pas le faire... du moins pour l'instant."

D'où vient donc cet engouement pour ce qu'on appelle aujourd'hui les "e-docteurs"? La clé de leur succès provient des problèmes actuels dans le milieu de la santé, dit le Dr Geoffroy. "Le médecin maintenant débordé par l'affluence des clients n'est accessible que sur rendez-vous. Et les listes d'attente sont longues! Il est alors très tentant de consulter un e-docteur qui pose un diagnostic en moins de 24 heures."

Ainsi la technologie pourrait bientôt modifier l'organisation des soins de santé offerts à la population et chambarder les rapports entre le médecin et son patient. Les experts constatent d'ailleurs que le virage ambulatoire et la technologie engendrent un glissement étymologique. On ne dit plus "mon médecin" et "prendre soin" des malades, mais "le médecin" et "faire des soins".

Au-delà des mots, le CMQ recommande la vigilance à l'égard des conséquences possibles de l'utilisation d'un intermédiaire technologique. Le Collège considère néanmoins que la télémédecine est un outil d'amélioration de la qualité des soins offerts aux Québécois et encourage, entre autres, la création et la mise en place de diverses applications de cette technologie.

Dominique Nancy


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