FORUM - 10 AVRIL 2000

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Des sciences naturelles aux Bio-fictions

L'exposition propose une relecture des oeuvres d'Irène F. Whittome.

L'historienne de l'art et commissaire de l'exposition Bio-fictions, Johanne Lamoureux, propose une relecture des oeuvres d'Irène F. Whittome au Musée du Québec jusqu'au 4 septembre.

Le Musée du Québec présente, jusqu'au 4 septembre, l'exposition Bio-fictions. Les plus récentes des 27 oeuvres d'Irène F. Whittome, conçues entre 1963 et 1999, se basent sur les illustrations anatomiques de Germaine Bernier (1903-1989), une des premières chercheuses en sciences biologiques à l'Université de Montréal.

Cette professeure du début du siècle ne pensait pas faire de l'art en élaborant, à des fins pédagogiques, ses planches scientifiques. Mais les dessins, qui détaillent pour la plupart l'appareil reproducteur de spécimens aquatiques (calmars, mollusques, vers d'eau douce, etc.), ont inspiré à Irène F. Whittome le thème de l'exposition: les modifications et les manipulations génétiques.

À travers un traitement numérique, l'artiste revitalise à sa manière 18 des illustrations, entoilées et montées sur des baguettes de bois, de la collection Bernier, qui remonte au début des années 1930.

"À cette époque, Germaine Bernier est étudiante au Département de sciences biologiques de l'Université. Après l'obtention de sa licence en sciences naturelles, elle obtient la responsabilité des démonstrations de travaux pratiques. En 1943, la biologiste devient chargée de cours et est promue professeure cinq ans plus tard, après de laborieuses négociations avec la direction", raconte Johanne Lamoureux.

Céphalopodes, dessin scientifique de Germaine Bernier

C'est à l'expertise de cette chercheuse du Département d'histoire de l'art que le Musée du Québec a fait appel pour mener à bien le projet Bio-fictions. À titre de commissaire, Mme Lamoureux a effectué, avec la collaboration de Véronique Malouin, étudiante à la maîtrise au même département, un travail de recherche considérable.

Mais pour l'historienne de l'art, le défi était d'abord et avant tout de faire autrement que les autres expositions consacrées à Irène F. Whittome. L'autre difficulté: tenir compte du travail antérieur de l'artiste sans la restreindre dans son approche actuelle. Résultat? Bio-fictions est plus qu'une simple rétrospective. Par un rassemblement thématique des premières créations de l'artiste et la rencontre judicieuse avec sa production récente, l'exposition propose une relecture des oeuvres d'Irène F. Whittome. Au coeur de cette réflexion, la notion de reproduction.

Le lieu muséologique est aussi mis en évidence. Ce souci de l'apprivoisement de l'espace débute en février 1998 par une visite des salles où vont être exposées les estampes de l'artiste. À sa grande surprise, Johanne Lamoureux apprend alors qu'il s'agit des salles autrefois réservées aux sciences naturelles.

Au cours des deux années préparatoires à l'exposition, l'historienne de l'art découvrira plusieurs autres points de convergence entre l'établissement et les créations artistiques de Germaine Bernier et d'Irène F. Whittome. D'ailleurs, reprenant les mots de Mme Lamoureux, "le Musée du Québec est une institution contemporaine à la fois de l'art et de la pratique de dessinatrice de Germaine Bernier en plus d'être à l'image de l'imaginaire whittomien du musée."

 

 

 

 

 

Irène F. Whittome
Lauréate du prix Paul-Émile-Borduas en 1997, Irène F. Whittome connaît une brillante carrière qui s'étend sur plus d'une trentaine d'années. De 1995 à 1998, trois musées (le Centre international d'art contemporain, le Musée d'art contemporain de Montréal et le Centre canadien d'architecture à Montréal) lui consacrent une exposition. Dès le début de sa carrière, le Musée du Québec prête un vif intérêt à son travail. Aujourd'hui, la collection nationale compte près de 300 oeuvres (dessins, estampes, collages, photographies, etc.). Irène F. Whittome privilégie une approche interdisciplinaire, mais les archétypes sexuels et l'institution muséologique sont à la source de son inspiration.

Née en 1942 à Vancouver, elle y termine ses études et prend la direction de Londres. Puis, elle se rend à Paris pour y poursuivre sa formation. Elle y séjournera jusqu'en 1968, avant de venir s'installer à Montréal, où elle est engagée comme professeure au Département d'arts visuels à l'Université Concordia, poste qu'elle occupe toujours. Sa démarche actuelle est orientée vers l'expérimentation technologique.

Les nouvelles estampes présentées à l'exposition Bio-fictions résultent d'un traitement numérique de l'image fait à partir des planches de Germaine Bernier. Le but: transformer les apparences du réel. "Il y a eu de la part de Whittome une véritable réflexion sur les différences entre la biologie pratiquée par Germaine Bernier, qui se fonde sur l'observation de la mort, et la biologie actuelle, davantage préoccupée par la manipulation du vivant", souligne la commissaire.

Certains des dessins de Germaine Bernier sont d'ailleurs exposés dans des vitrines au centre de la salle où figurent les récentes créations d'Irène F. Whittome, indique Mme Lamoureux. "Le contraste entre les sciences naturelles du début du siècle et l'approche contemporaine, représentée à travers la production de Whittome, accentue la transgression des frontières, rendue possible par la génétique et l'informatique."

Le contrôle de la machine
L'idée de départ d'Irène F. Whittome était de "cloner" les dessins scientifiques, poursuit l'historienne de l'art, mais la numérisation ne rend pas la patine et la texture des toiles. Whittome entrevoit alors tout le potentiel de la technologie. Elle numérise les fonds colorés d'un manuscrit sacré du 17e siècle et les glisse en arrière-plan des illustrations de Bernier. Puis, elle s'approprie, de la même façon, une partie de la texture et du monochrome du Manuscrit d'or, objet sacré des bouddhistes theravadas (anciens sages).

"Aux manipulations s'ajoute désormais une dichotomie qui oppose la rationalité de la science à la spiritualité orientale", fait valoir l'historienne de l'art. Whittome est enthousiaste à l'égard des possibilités de l'informatisation. Elle va même jusqu'à encoder dans la machine la palette de couleurs que les peintres de tanka utilisaient dans l'art bouddhique. L'artiste perçoit la couleur comme une métaphore familiale: "Les sept principales couleurs sont les couleurs-pères, le blanc est la couleur-mère, leur mélange produit des couleurs-enfants", peut-on lire dans le catalogue élaboré par la professeure Lamoureux.

On y apprend une foule de renseignements, notamment sur la recherche menée par la commissaire, la réflexion et le processus créatif de l'artiste ainsi que sur Germaine Bernier. Cet ouvrage de 114 pages comprend également une anthologie critique, une bibliographie détaillée et une cinquantaine d'illustrations en couleurs.

Le catalogue de l'exposition Bio-fictions est en vente (45$) à la librairie des sciences humaines, située au Pavillon 3200 Jean-Brillant.

Dominique Nancy


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