FORUM - 20 MARS 2000Du Brecht sans tabousLes sept péchés capitaux des petits bourgeois librement adaptés par le TUM
"Je ne veux pas choquer pour choquer", lance d'emblée Louis-François Grenier. Mais, prévient-il, il n'a pas voulu se censurer parce qu'il se trouvait dans un établissement universitaire. Son cabaret-hommage à Bertolt Brecht et Kurt Weill, monté au Théâtre de l'Université de Montréal (TUM) et tout simplement intitulé Heil Brecht-Weill, sera salé, cru, osé et "pas pour les enfants", comme il se plaît à le qualifier. Heil Brecht-Weill est une libre adaptation des Sept péchés capitaux des petits bourgeois, une série de poèmes de Brecht créés en 1933 et mis en musique par Weill. Quand Louis-François Grenier a reçu la commande de ce spectacle, on lui a donné totale liberté. Rien ne pouvait procurer autant de plaisir... et de maux de tête à ce passionné de théâtre brechtien, musicien émérite diplômé de la Faculté de musique. Car il devait tout faire: cette oeuvre, présentée par Brecht comme un ballet, n'avait pas été écrite pour le théâtre. Les seules indications que l'auteur allemand donne sont des canevas en introduction à chaque chanson tels que ces quelques mots: "Le ballet a pour thème le voyage de deux soeurs, originaires des États du Sud, et qui s'en vont gagner l'argent qui leur permettra de faire bâtir un petit pavillon pour elles et leur famille [...]. S'élève peu à peu la petite maison, que gagnent les deux soeurs en s'abstenant de commettre les sept péchés capitaux." Les deux soeurs réussissent à éviter les sept péchés - l'avarice, la colère, l'envie, la gourmandise, la luxure, l'orgueil et la paresse. Mais bien que leur mission soit noble, elles finissent par se perdre, commettant le mal en entraînant, entre autres, des hommes au suicide.
Laid et morbide Textes, arrangements, chorégraphies, scénographie, la tâche était lourde, d'autant plus que les références visuelles n'abondent pas. Et si Les sept péchés capitaux des petits bourgeois existent sous de nombreuses versions audio, dont une en français par Pauline Julien, Louis-François Grenier ne pouvait se fier à aucune. Même la version francophone lui déplaisait, le texte étant "trop québécois", loin des traductions connues. Sa seule vraie source d'inspiration reposait sur un tableau d'Otto Dix, un compatriote contemporain de Brecht, aux titre et date identiques à ceux des poèmes: Les sept péchés capitaux des petits bourgeois, 1933. Cette année correspond d'ailleurs au début de l'exil de Brecht qui, tout comme Dix, était persécuté par le régime nazi. Issus du courant expressionniste, Dix et Brecht partageaient plus d'un point de vue. S'inspirer de la peinture de Dix n'était donc pas fortuit, d'autant plus que son iconographie correspond à l'image que Louis-François Grenier voulait donner à sa pièce, avec des personnages colorés et morbides. Dans Heil Brecht-Weill, la laideur est le moteur principal pour parler d'une certaine condition humaine. "Je ne voulais pas quelque chose d'invitant, dit-il. Ce sont des personnages qui touchent le fond et qui montrent leur bassesse." Les choix artistiques illustrent parfaitement ce dégoût, tant dans l'habillement - beaucoup de sous-vêtements - que dans les maquillages, grossiers et laids. Mais tout n'est pas si sombre. "Les personnages sont laids, mais souriants, racoleurs, vivants, dansants. Il y a un certain humour noir." Pour lui, le contraste entre le propos décadent et l'humour permet à la fois de déstabiliser encore plus le spectateur et de respirer un peu. Le texte ne laisse aucun répit. Les sept péchés écorchent au passage la religion, les bonnes moeurs et la famille. Le spectateur interpellé "Si les gens sont encore troublés par les publicités du condamné à mort de Benetton, c'est parce qu'il y a encore beaucoup de tabous, des choses dont on ne veut pas parler." Louis-François Grenier, lui, ne voulait pas de censure. Pour lui, il était tout à fait logique de situer son Heil Brecht-Weill dans un cabaret des années trente. "C'est un univers qui colle bien à l'époque du nazisme. Et il est d'autant plus intéressant qu'il permet des numéros d'acteur ouverts à tout: chanson, chorégraphie, commedia dell'arte." Les comédiens ont donc beaucoup de mérite aux yeux de Louis-François Grenier. Plutôt sages au début, ils sont passés par-dessus leur gêne peu à peu pour finalement accepter de se dénuder. Pour arriver à bien chanter, ils ont travaillé fort, répétant au cours de séances en petits groupes avec le musicien et metteur en scène. Et même si "personne ne chante très mal", le contexte du cabaret n'exige pas que les voix soient parfaitement justes: Heil Brecht-Weill se déroule dans un cabaret en Allemagne, "un cabaret sans argent, de troisième zone, inquiétant, morbide, sordide". Jérôme Delgado
|