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La critique littéraire ne critique plus

Chercheurs, critiques et écrivains autour d'une table ronde sur la presse et la littérature

En France, un "gros lecteur" achète en moyenne neuf livres par année. C'est peu pour un pays où la littérature est profondément enracinée dans la culture. Qu'est-ce qui oriente les achats? Certainement pas la critique littéraire, car de nos jours elle n'a pas d'effet sur la vente des livres. C'est du moins ce que croient trois experts invités à débattre de la place de la littérature dans les médias en notre fin de millénaire.

"De tous les lieux critiques, c'est la télévision qui exerce l'influence la plus forte, soutient Gilles Marcotte, professeur émérite du Département d'études françaises et critique littéraire à L'Actualité. Mais encore faut-il préciser que c'est moins la critique, à la télévision, qui impose le livre que la binette de l'auteur", ajoute-t-il.

Jean Marie Goulemot, professeur à l'Institut universitaire de France, critique à France-Culture et collaborateur au magazine La Caserne littéraire, enfonce le clou: "La reconnaissance des pairs n'apporte rien. L'image sociale augmente essentiellement à la suite de la participation à des émissions de télévision ou de radio."

Ce qui est aberrant, explique M. Goulemot, c'est la manière dont fonctionne la critique en France. Le livre est traité principalement comme un événement médiatique. Quand un journal tel Le Monde parle d'un roman, d'autres vont lui accorder aussitôt une couverture de presse. "Personne ne veut rater le livre dont Le Figaro ou Libération, ou encore, à la télévision, Pivot ou Poivre d'Arvor auraient parlé. Même si en fait l'ouvrage n'aurait mérité que quelques lignes."

Pour ces raisons, la critique aurait perdu à la fois son rôle moteur et sa force de conviction puisqu'elle s'intéresse plus à la critique elle-même qu'aux oeuvres littéraires. Les propos du troisième participant, Hans Herbert Räkel, directeur du Centre canadien d'études allemandes et européennes (CCEAE) de l'Université de Montréal, furent un peu plus positifs.

Pourtant, la situation n'est pas plus rose du côté germanique. "Chez nous, on parle moins de la littérature à la télévision et à la radio; d'ailleurs, il n'y a pas d'équivalent de France-Culture en Allemagne, et il y a beaucoup moins de critiques et de magazines littéraires", a précisé Hans-Jürgen Lüsebrink, de l'Université de Saarbrücken, coorganisateur de l'événement.

Certaines ressemblances existent entre l'Europe et le Québec. "L'histoire et le social, par exemple, circulent très largement dans le champ littéraire contemporain", assure M. Räkel. Une particularité allemande mérite aussi d'être mentionnée: les feuilletons littéraires, dont la présence même est propre à l'Allemagne. "On y trouve de courts récits, des essais, des poèmes et des critiques qui, somme toute, s'avèrent plus profondes et objectives qu'en France", soulève le directeur du CCEAE.

Ce phénomène est symptomatique de certains problèmes actuels, croit M. Goulemot. Il y a, dit-il, des gens qui à la fois écrivent, éditent et critiquent les oeuvres littéraires. "Cette incertitude même de la fonction du critique a des effets sur la littérature: elle démontre notamment une perte de points de repère. On ne sait plus très bien ce qu'est la littérature, ni ce qu'elle a été et ce qu'elle devient", souligne-t-il.

Nostalgie
M. Marcotte ne voit aucun problème, du moins au Québec, à porter "plusieurs casquettes", comme il l'a, en boutade, précisé en entrevue. Selon lui, la très forte idéologie de la littérature québécoise engendre d'elle-même une critique polyphonique.

Le prolifique écrivain - auteur d'une dizaine d'essais littéraires, il publiait récemment aux Éditions du Boréal un recueil de récits intitulé La mort de Maurice Duplessis - déplore que "la poésie et l'essai, même littéraire, soient abandonnés à quelques chroniqueurs spécialisés, moins prestigieux". Ainsi la critique québécoise n'en a plus que pour le roman, reproche-t-il. Or, l'absence, de plus en plus marquée, de la poésie dans le paysage littéraire n'invite pas la critique à "prendre en compte, avec une attention particulière, le travail du mot dans les oeuvres, leur substance littéraire", mentionne celui qui a une longue pratique de la chose.

Selon lui, la critique littéraire pratiquée au Devoir et à La Presse, au cours des années cinquante et soixante, se distinguait de celle qu'on trouve aujourd'hui dans les hebdomadaires culturels et les magazines. "Contrairement à l'ancienne critique, qui s'écrivait dans le champ même d'une écriture séquentielle, ordonnée, la nouvelle, celle moins grise donc plus colorée, se disperse, s'éloigne de la littérature", constate M. Marcotte avec nostalgie.

Véritable progrès?
La critique a changé tant dans sa forme, sa fonction et ses ambitions que dans ses effets. Le manque de stabilité de la profession ne permet pas à la critique d'asseoir son autorité. "On change de critique, au Monde, comme on change de chemise, s'insurge M. Marcotte. Un critique n'a pas le temps d'imposer ses convictions, son style - à supposer qu'il en ait - qu'il doit partir pour ce qu'on pourrait appeler, sans jeu de mots évidemment, un monde meilleur."

Cette absence de permanence fait disparaître ce qu'il appelle la responsabilité. "Les critiques d'aujourd'hui ne sont pas moins intelligents que leurs prédécesseurs mais, ne suivant la production que durant une période relativement courte ou même travaillant au cas par cas, ils ne peuvent pas former, avec l'ensemble de cette production, une relation de responsabilité", soulève M. Marcotte.

La faute revient aussi à l'environnement critique qui, en France comme ailleurs, est particulièrement dépendant des modes et des engouements, note M. Goulemot. La critique littéraire en général ne critique plus: elle informe ni plus ni moins sur ce qui est publié. De nos jours, "on consomme l'acte critique comme un substitut de la lecture", avance-t-il. Observation corroborée par M. Räkel, qui fait valoir qu'en Allemagne la publication de recueils de critiques fait un tabac. "On ne peut pas freiner cette évolution du marché du livre", estime-t-il.

"La critique littéraire québécoise, renchérit M. Marcotte, occupe aujourd'hui des lieux plus nombreux et plus divers qu'il y a 30 ou 40 ans. Cette évolution quantitative peut être considérée comme un progrès mais non pas comme une évolution qualitative. Par exemple, sous la loi de l'électronique, du "village global" qui, en réalité, unifie moins qu'il n'isole, la critique n'est ni analytique ni continue. Du reste, les supports de lecture se diversifiant, le livre secoué lui aussi, comme sa critique, cherche tant bien que mal à maintenir sa place à l'aube du 21e siècle."

C'est dans le cadre d'un colloque international portant sur la place de la littérature dans la presse et les médias, organisé en collaboration par le Centre d'études québécoises (CETUQ) et le CCEAE, que cette table ronde a été présentée le 27 mars dernier.

"Ce colloque avait comme objectifs de faire réfléchir à un mode d'inscription des textes littéraires dans le monde, de permettre la diffusion de travaux et de favoriser l'éclosion d'études comparatives", a expliqué Micheline Cambron, directrice du CETUQ et coorganisatrice de l'événement. à cette fin, il regroupait des chercheurs universitaires ainsi que des sommités du domaine de la presse et de la littérature d'ici, de la France et de l'Allemagne.

Dominique Nancy
Collaboration spéciale


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