Monsieur le Recteur,
Dans votre présentation à l'Assemblée universitaire ainsi que dans celle aux vice-recteurs, qui ont pris tour à tour la parole pour présenter les objectifs et les moyens propres à chacun de leur secteur, le discours est unanime: nous vivons dans un contexte de mondialisation où les gouvernements, le secteur privé, les organismes subventionnaires vont exiger des comptes plus serrés qu'autrefois sur la gestion des fonds et le contrôle des programmes. Je vois là un danger très réel d'une soumission aux diktats des pontifes du néolibéralisme et de la pensée unique, qui n'ont cure d'une pensée critique et pour qui tout doit être jugé à la seule aune du marché. Je vois un danger en particulier pour le secteur académique et la recherche fondamentale axée sur les connaissances générales. Je crains de voir se développer un anti-intellectualisme primaire vis-à-vis des professeurs-chercheurs autonomes qui ne font pas partie d'un pôle de recherche appliqué ou d'un partenariat avec le secteur privé ou tout simplement non intégrés dans un centre, institut ou groupe de recherche.
Quant aux rapports présentés en deuxième partie, parlons d'abord des trois critères des orientations stratégiques: qualité, pertinence et ouverture. La première question qui nous vient à l'esprit est la suivante: qui va juger selon ces trois critères? Les directeurs de département, les doyens, les vice-recteurs appuyés par le jugement des pairs? Mais quels pairs? Ceux des centres et des groupes de recherche qui gèrent les subventions et les contrats de recherche? Comment pourront-ils juger objectivement de la pertinence et de la qualité des travaux des chercheurs autonomes qui, bien que très valables, ne le sont pas assez pour que leurs auteurs soient membres de l'un de ces pôles ou groupes de recherche? N'est-il pas toujours exact, Monsieur le Recteur, que, selon un rapport antérieur sur l'avenir de l'Université (appelé le rapport Lacroix), on pouvait lire qu'environ un tiers des professeurs obtiennent plus des deux tiers des fonds de recherche? Si cette statistique est toujours valable, on peut présumer que les deux tiers du corps professoral de cette université n'auront que bien peu de ressources diponibles pour effectuer leur recherche et leur rayonnement international, pourtant reconnu comme hautement prioritaire.
De plus, la restructuration de la recherche autour de carrefours multidisciplinaires incluant les meilleures ressources professorales aura pour effet d'accentuer les inégalités au sein du corps professoral: il y aura des gagnants et des perdants, comme dans l'économie mondialisée que nous connaissons depuis les 15 dernières années, où nous observons un accroissement effarant de la richesse à un pôle de la société et une concentration toujours plus grande de la pauvreté à l'autre. Est-ce vraiment cela la mission de notre université de l'an 2000?
Ce qui fait défaut dans ce plan de relance est une solution valable pour les professeurs-chercheurs qui ne feront pas partie de l'élite de la recherche dans les secteurs professionnels. Concédons au départ le fait que l'Université de Montréal a une force de frappe de 175 millions de dollars de fonds et de contrats de recherche. Cela devrait constituer une externalité positive pour les professeurs-chercheurs autonomes qui devraient bénéficier d'un meilleur environnement pour l'enseignement et la recherche. Mais lorsqu'on demande à des professeurs autonomes sans subvention de payer à même leur salaire imposable leurs communications par téléphone ou par télécopieur, leurs frais de photocopie pour leur cahier de recherche, leurs ordinateurs personnels et les logiciels qui sont essentiels comme outils de travail, leur frais de déplacement pour assister à des colloques ou congrès (surtout lorsque la thématique porte sur Marx), ces professeurs autonomes ne perçoivent pas les centres et les groupes de recherche comme une externalité positive pour eux. Bien au contraire, ils ont plutôt tendance à percevoir ces centres et ces groupes comme une externalité négative qui accapare tout au profit de l'élite des professeurs-chercheurs. Il n'est pas étonnant alors de constater une certaine démotivation vis-à-vis du prestige de l'Université.
Il devient donc urgent de penser au développement de l'université comme un tout [...]. Pour ce faire, j'annonce que j'ai l'intention de proposer au moment opportun une motion demandant d'imposer une taxe de 2% sur tous les contrats et subventions de recherche pour être redistribuée sous forme d'une allocation de recherche non imposable à tous les professeurs qui en feront la demande. Cette taxe redistributive pourrait représenter un montant d'environ 3,5 millions de dollars, et si 1000 professeurs en bénéficient, cela pourrait représenter une allocation de recherche de 3500$ par professeur. Je sais que beaucoup de mes collègues qui ont obtenu une subvention de moins de 10 000$ considéreront qu'ils n'ont surtout pas à contribuer à cette taxe. Je leur ferai remarquer que, même s'ils paient la taxe de 2%, ils seront gagnants puisqu'ils paieront moins de 200$ et ils toucheront 3500$. À mon avis, étant donné les coupures en tous genres que nous nous sommes imposées pour juguler le déficit, il n'est absolument pas question de financer cette allocation de recherche à partir du budget de fonctionnement. On doit prendre l'argent là où il existe, c'est-à-dire dans les contrats et les fonds de recherche.
De grands projets mobilisateurs, des carrefours de recherche multidisciplinaires, des partenariats avec le secteur privé, des pôles scientifiques et technologiques, oui, il faut continuer à en développer, mais il faut aussi mettre dans le coup tout le monde et pas seulement une petite élite qui fera une place de choix à quelques chercheurs triés sur le volet en sciences sociales, en arts, en lettres et sciences humaines.
Jean-Guy Loranger
Assemblée universitaire
16 novembre 1998