L'oreille bionique des aveugles

Nadia Lessard fait un tabac avec son étude sur la localisation des sons.

Nadia Lessard

Les aveugles de naissance font preuve d'une précision remarquable pour localiser les sons. C'est particulièrement frappant lorsqu'une oreille est momentanément obstruée.

Ce résultat permet d'éclairer une vieille controverse scientifique: les aveugles entendent-ils mieux que ceux qui voient? Il a été obtenu par Nadia Lessard, qui termine ainsi son doctorat de façon spectaculaire. Non seulement le résultat de sa recherche (menée conjointement avec Michel Paré, doctorant, et les professeurs du Département de psychologie Maryse Lassonde et Franco Lepore) a été publié dans la revue Nature, mais de grands médias s'en sont aussitôt fait l'écho. Le réseau ABC, notamment, a parlé de cette découverte "from University of Montreal" dans son bulletin de nouvelles du 16 septembre. Ce sont, du coup, des millions d'Américains qui se sont vu confirmer que les aveugles entendent mieux que les personnes dotées d'une bonne vision.

Derrière son apparente simplicité, cette recherche en neuropsychologie est le résultat de connaissances approfondies sur les hémisphères cérébraux. D'où l'idée de voir ce qui se passe quand on bouche une oreille...

"Au départ, signale Mme Lessard, l'idée m'est venue de ma propre expérience de malentendante. Lorsqu'on est atteint de surdité totale ou partielle, les autres sens s'aiguisent et l'on développe des habiletés inhabituelles. Lire sur les lèvres, par exemple. Je me disais que c'était sans doute la même chose pour les aveugles concernant leur audition..."

Restait à trouver la façon de le démontrer.

Une méthodologie originale
Dans une chambre anéchoïque (sans écho), on a observé la localisation binaurale (deux oreilles). Le sujet, qui ne pouvait bouger la tête, était placé au centre de 16 haut-parleurs juxtaposés horizontalement; il devait montrer du doigt d'où venait le son. Jusque-là, les résultats étaient très bons dans le groupe témoin comme chez les aveugles.

"Si l'expérience s'était arrêtée ici, signale Franco Lepore, nous n'aurions sans doute jamais publié d'article. À mon avis, c'est déjà très étonnant de constater que des personnes aveugles de naissance, qui n'ont donc jamais connu 'l'expérience de l'espace', peuvent être aussi performantes que celles dont les yeux fonctionnent."

Mais la recherche s'est poursuivie. L'expérience en localisation monaurale, avec une oreille obstruée, allait révéler aux chercheurs une surprise de taille. Les personnes voyantes dont on avait bouché une oreille ont montré à gauche ce qu'elles entendaient à droite, et inversement. Les personnes non voyantes n'ont pas commis cette erreur.

La première fois que les auteurs ont présenté leurs observations dans un congrès international de neurosciences, à La Nouvelle-Orléans, le succès a été immédiat. On a même retenu cette recherche (parmi 15 000 présentations) pour la conférence de presse d'ouverture.

Nadia Lessard estime que plusieurs incertitudes subsistent. On peut se demander notamment si la région du cerveau qui traite l'information chez les voyants est mise à contribution différemment chez un non-voyant qui compense son handicap. En outre, le degré de difficulté de l'expérience était faible. Qu'arriverait-il si l'on augmentait ce niveau?

En tout cas, des applications pourraient découler directement de cette étude. Les personnes qui viennent au monde aveugles ou qui sont confrontées à la cécité sauront que leur audition peut leur venir en aide de façon insoupçonnée. Des programmes de réadaptation pourraient donc être mis sur pied.

La localisation des sons est plus importante qu'elle en a l'air. Traverser une rue ou être interpellé dans une classe font appel à l'ouïe, bien sûr, mais aussi aux hémisphères cérébraux. "Le son est un principe physique, dit M. Lepore. La neuropsychologie commence quand on se penche sur la perception des sons par le cerveau."

Une chercheuse... parfaite
Forum a fait la connaissance de Nadia Lessard alors qu'elle venait de soutenir sa thèse de doctorat. La publication de l'article dans Nature marque la fin des années d'études d'une jeune femme plus que brillante qui a obtenu son baccalauréat en psychologie à l'Université du Québec à Trois-Rivières avec une moyenne parfaite: 4,3/4,3.

"Je suis une passionnée et je m'organise pour que les choses se passent bien, avoue la jeune femme originaire de Thetford Mines, un peu intimidée d'apprendre que ses performances universitaires étaient connues. J'aime les choses bien faites."

Bien faites? Sa thèse en neuropsychologie clinique, un secteur très exigeant, a été terminée en un temps relativement court compte tenu du fait qu'elle occupe, depuis un an, un emploi à temps plein à l'Hôpital du Sacré-Coeur. Les trois autres articles qui complètent son doctorat, soumis à des publications savantes, traitaient aussi de la perception des sons, mais chez les personnes qui ont subi une hémisphérectomie ou qui souffrent d'angénésie du corps calleux.

À titre de neuropsychologue rattachée au département de psychiatrie, Mme Lessard a déjà entamé sa carrière professionnelle. Elle examine les enfants et adolescents qui se présentent avec des troubles de comportement dans le but de déterminer s'ils ont des atteintes neuropsychologiques. Elle collabore également au secteur de traumatologie afin de voir si les facultés cérébrales des accidentés de la route et victimes d'actes de violence sont touchées.

Heureusement, ses troubles de l'audition se sont amenuisés avec les années. Souffrant d'une surdité quasi totale à l'adolescence, causée par des otites à répétition survenues dans son enfance, elle a vu son mal évoluer de façon paradoxale au cours des années. Aujourd'hui, certaines fréquences demeurent inaudibles pour elle, mais les appareils l'aident à se débrouiller. "Certains mots m'échappent ou quand je prends en note des numéros de téléphone, je peux me tromper."

À en juger par la colonne de A+ qui figure sur son relevé de notes, cela ne doit pas arriver très souvent...

Mathieu-Robert Sauvé