Les étudiants sont des proies faciles pour les gourous |
Il n'y a pas de berger sans brebis, explique Jean-Yves Roy dans un essai qui paraît cette semaine. |
Julie L. en est à sa deuxième année de baccalauréat. Elle est relativement solitaire et s'interroge sur le sens de la vie, sur ses origines, sur son destin. À son entrée à l'université, elle était pleine d'idéaux, mais elle a déchanté, car les réponses à ses questions se font attendre. Plus elle progresse dans sa discipline, plus l'incertitude grandit. À chaque théorie s'oppose une hypothèse. Le doute, inhérent à la méthode scientifique, lui est insupportable.
Pourquoi Julie assiste-t-elle, ce soir-là, à une conférence sur les forces cosmiques qui dirigent le monde? Elle l'ignore, mais une chose est sûre: elle sent naître enfin une satisfaction nouvelle. Le conférencier, qui a une voix plaisante et un regard serein, affirme sans détour que la vie a commencé le jour X et se terminera à la date Y. Elle veut en savoir plus. On l'invite à un séminaire de fin de semaine, qui se déroule justement la semaine suivante dans un camp des Laurentides...
C'est ce type de scénario qu'ont connu les adeptes du tristement célèbre ordre du Temple solaire (74 morts en trois "transits vers Sirius") et que vivent chaque jour bon nombre de personnes qui traversent une période de questionnements. Même dans les endroits où la pensée rationnelle est valorisée, le recrutement va bon train. La secte Moon, par exemple, tient des stands sur les campus américains.
Dans Le syndrome du berger, un livre fascinant qui paraît cette semaine chez Boréal, le psychiatre Jean-Yves Roy rend compte de son expérience de thérapeute et de ses observations sur les liens qui unissent les victimes aux gourous de tout acabit. À l'intérieur du cabinet aux murs dénudés de l'hôpital Louis-H.-Lafontaine, où il reçoit Forum, on ne peut s'empêcher de penser aux dizaines de patients qui ont révélé ici les problèmes causés par leur adhésion à un groupe dogmatique. Encore aujourd'hui, environ un nouveau cas chaque semaine est envoyé à ce médecin.
Jusqu'à maintenant, plusieurs recherches et analyses avaient porté sur les chefs de ces groupes, que la littérature spécialisée nomme "bergers prédateurs" à cause de leur capacité à enchaîner leurs victimes à leurs perversions et à leurs délires. Mais peu ou prou ont osé décrire l'inclination des adeptes eux-mêmes pour ces personnes. Or, il n'y a pas de berger sans troupeau, et pas de troupeau sans brebis.
"Contrairement à ce qu'on croit, il y a très peu de 'forcing' pour susciter l'adhésion de nouveaux membres à des groupes dogmatiques. Ils se sentent parfaitement libres d'en faire partie, entreprennent eux-mêmes des démarches, insistent pour en savoir plus. En réalité, tant qu'ils n'essaient pas d'en sortir, ils se disent en totale liberté", explique le psychiatre et psychanalyste, professeur de clinique à l'Université de Montréal.
Le spécialiste, qui étudie la question depuis cinq ans, estime que les circonstances difficiles que nous traversons, associées à une certaine détresse chez les jeunes, font que les universités sont des terrains fertiles pour grossir les rangs des groupes dogmatiques.
Très subtilement, l'étau se resserre lentement sur la personne. Après une année, elle n'ose plus remettre en question l'ordre établi à l'intérieur de la secte. Ce n'est qu'au prix d'un immense effort qu'elle parviendra à s'en sortir. Avec des cauchemars à réparer comme pour Gabrielle Lavallée, dont le bras coupé à froid par son gourou Roch "Moïse" Thériault constitue un souvenir permanent.
Dépourvu de rectitude politique, le livre du Dr Roy responsabilise l'adepte en affirmant qu'il se présente dans le groupe dans un état de "dépendance dogmatique". Comme dans le cas (fictif) de Julie L., l'adepte "veut" tomber sous le charme d'un berger, même si le discours qu'on lui présente est peu crédible. Il a désespérément besoin de croire en quelque chose.
"Sans la complicité de cet adepte, écrit M. Roy, il est difficile d'expliquer comment des gens en apparence tout à fait ordinaires en viennent à s'engager dans une pareille aventure [...] Or, dans la plupart des études publiées à ce jour, on passe sous silence cette dimension pourtant préoccupante de ce contrat de dupes. Parce qu'il fait scandale, on ne s'intéresse qu'au berger, délaissant au passage au moins la moitié de la question."
Il ne faut pas mettre l'ensemble des "nouvelles religions" dans le même panier, avertit le Dr Roy, car toutes ne mènent pas à la dépendance dogmatique. Loin de lui l'idée de favoriser une nouvelle chasse aux sorcières. Mais les horreurs de Jonestown, de Waco ou de Cherny justifient la méfiance. "Il y a un moyen fort simple de savoir si une organisation respecte l'autonomie, suggère le psychiatre: peut-on y poser des questions? Je m'inquiéterais si la réponse est négative."
D'ailleurs, le "syndrome du berger" ne serait pas propre aux sectes. Il peut s'observer dans le comportement d'un chef d'entreprise aux méthodes dures, d'un commandant de régiment autoritaire ou même d'un metteur en scène très exigeant envers les comédiens qu'il dirige (on pense à James Cameron, réalisateur du Titanic, qui en a fait baver à tout le monde avant d'être porté aux nues par le Tout-Hollywood). Dès qu'un "leader" ne tolère aucune opposition et qu'il est vénéré par ses subalternes, le syndrome guette.
Selon le Dr Roy, nous serions tous plus ou moins affectés par cette dépendance. Lorsque nous nous passionnons pour un auteur ou un compositeur au point d'en perdre la notion du temps par exemple. S'abandonner à quelqu'un ou à quelque chose peut même être très créateur puisque cela nous projette hors de nous-même.
En d'autres temps, l'adulte normalement constitué s'entoure de certitudes: il exécute un travail qu'il connaît bien, habite la même maison depuis longtemps, fréquente ses amis de toujours. Rares sont les occasions où ces certitudes sont remises en question. Elles le seront généralement durant les périodes d'apprentissage, de crise, de création artistique ou de passion amoureuse.
"Au moment où nous acceptons de revoir nos convictions, de remettre en cause nos croyances ou nos certitudes, nous recherchons habituellement un climat de protection particulier. L'école, notamment, offre un tel climat; la thérapie aussi; de même la relation amoureuse au sein de laquelle nous tendons à nous constituer un nid en marge de la société", explique l'auteur.
Or, ce climat ne joue pas toujours adéquatement son rôle et le système prêt-à-penser proposé par le gourou peut tomber à point chez des personnes qui cherchent carrément, comme le dit l'expression, à "s'accrocher à quelque chose"... Somme toute, durant leurs moments de faiblesse, les adeptes des sectes ne feraient que tomber plus facilement dans des pièges tendus par les bergers.
Venant combler un besoin insoupçonné, Le syndrome du berger est un livre à lire, car il nous renseigne de façon accessible et intelligente sur les mécanismes de nos dépendances. C'est l'essai de l'année.
Mathieu-Robert Sauvé
Jean-Yves Roy, Le syndrome du berger, Montréal, Boréal, 260 pages, 1998 (en librairie le 14 avril).
En primeur, un extrait du Syndrome du berger
"Que notre société préfère les convictions aux évaluations rigoureuses n'est pas une révélation. Les anthropologues ont décrit depuis des années comment toute société repose sur un ordre symbolique fondamental. Freud montrait déjà, au début de ce siècle, que l'histoire que nous nous racontons de nos vies est la plupart du temps un roman issu de notre imagination. Les trafiquants de dogme ou les marchands de conviction ont saisi depuis longtemps que ce besoin de croire jusqu'à l'excès, à la folie, est une dimension intrinsèque de la nature humaine. Ils se présentent donc sous les dehors racoleurs de promoteurs de nouvelles ferveurs inoffensives. Ce n'est que peu à peu, à mesure que l'on se prend aux rets de leur emprise, que l'on constate le narcissisme antisocial qui anime quelques-uns d'entre eux.
"L'argument invoqué dans ce souk aux certitudes est, ne l'oublions pas, la ferveur ou l'engouement. De sorte qu'on nous vend, sans raison autre que d'en tirer profit, des mantras abrégés et des renaissances abruptes, des retours aux sources et du cri primal surgelé, des plongées dans l'inconscient et des séminaires charismatiques censés nous faire comprendre en un tournemain l'essentiel de notre univers [...].
"La dépendance dogmatique est un danger réel, quelle que soit la doctrine partagée. Il est peut-être plus urgent qu'on ne le croit de restaurer les cours de philosophie dans le système d'éducation; ou d'introduire une sensibilisation aux exigences de la pensée rigoureuse dans la formation de futurs citoyens" (p. 38-41).