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La philosophie doit-elle descendre
dans la rue?

Le point de vue de trois professeurs
du Département de philosophie.

Dans l'ordre habituel, Daniel Weinstock, François Lepage et Fabienne Pironet.

Un lundi par mois depuis trois ans, Platon, Aristote, Nietzsche et Kant ont rendez-vous sur le Plateau-Mont-Royal. Dès 21 heures, le café Porté disparu affiche complet. Dans la pièce enfumée, on se passe le micro. "Moi, je voudrais dire que..."

Le soir où Forum est allé philosopher, le thème proposé par les animateurs, deux professeurs de philosophie du collégial, était le mensonge. Qu'est-ce que le mensonge? Pourquoi ment-on? Qui ment? On passe des sophistes aux marxistes, des poètes aux hommes politiques.

Ces soirées philosophiques ont le vent dans les voiles à Montréal et Québec. En France, la mode a débuté il y a plusieurs années. Mais peut-on vraiment parler de mode quand, en librairie, un succès international, Le monde de Sophie, relate les grands courants philosophiques de l'histoire? L'heure de la revanche sur l'économisme et l'informatique a-t-elle sonné?

Le Département de philosophie de l'Université de Montréal compte près de 200 étudiants aux trois cycles et une vingtaine de professeurs. On y mène des recherches selon quatre axes: histoire de la philosophie, éthique et politique, philosophie continentale contemporaine et philosophie des sciences. Comment perçoit-on, dans les milieux savants, cette soudaine popularité de la philosophie prêt-à-consommer? Nous avons posé la question à trois professeurs: François Lepage (directeur du Département), Fabienne Pironet et Daniel Weinstock.

Forum: Les philosophes universitaires se réjouissent-ils de l'engouement public pour la philosophie?

Daniel Weinstock: Les cafés de philosophie, pour nous, c'est à la fois un défi à relever et un danger. La popularité de ces soirées montre que les gens ont envie d'approfondir certaines questions. Nous sommes là pour répondre à ceux qui veulent poursuivre cet approfondissement. Le danger qui nous guette, c'est de répondre à cette mode sans la rigueur nécessaire, comme s'il n'y avait rien à ajouter aux discours entendus dans les cafés de philosophie.

Forum: Les professeurs les fréquentent-ils? Vous par exemple, y êtes-vous déjà allés?

Non (les trois).

Fabienne Pironet: Personne au Département n'a été invité. Ce n'est peut-être pas à nous de prendre l'initiative. Marc Sautet, qui a lancé l'idée des cafés de philosophie en France, a une formation de philosophe. Il invite des universitaires à l'occasion.

Daniel Weinstock: Nous y participerions volontiers, mais il ne s'agit pas de transformer ces manifestations en cours magistraux. Quand des philosophes se rencontrent, ils s'écoutent et discutent. Nous avons un certain outillage conceptuel qui n'est pas partagé par les amateurs de cafés de philosophie.

Fabienne Pironet: Ces événements vont de pair avec les préoccupations des gens. Parfois les gens me disent: "Toi, la philosophe, tu peux nous expliquer le sens de la vie." Non, nous ne sommes pas là pour apporter des réponses mais plutôt pour donner des outils. Nous ne pouvons représenter comme étant simples des choses qui sont extrêmement compliquées.

Forum: La philosophie telle qu'elle est pratiquée ici est-elle vulgarisable?

François Lepage: Comme spécialiste de la logique, je suis dans un domaine ultraspécialisé. J'étudie des théories formelles qui essaient de caractériser ce qu'est un raisonnement valide. Cela peut devenir très technique. Ça intéresse les gens de loin, mais ça devient vite lassant. Certains de mes collègues ne sont pas capables de lire les textes que je publie.

Daniel Weinstock: D'un autre côté, les recherches de François Lepage peuvent être passionnantes pour des non-initiés: la théorie de la décision par exemple, qui permet de comprendre comment trouver la solution la plus rationnelle; ou encore le dilemme du prisonnier.

Fabienne Pironet: Je vous le résume. Deux prisonniers sont arrêtés. Le policier leur dit: "Si vous avouez avoir commis le crime, vous passerez tous deux trois ans en prison. Si vous le niez, vous prendrez un an pour vagabondage. Mais si l'un d'entre vous dénonce l'autre, il sera libéré et l'autre sera condamné pour 10 ans." Ils auraient intérêt à se mettre d'accord et à garder le silence.

De cette façon, ils passeraient chacun un an en prison. Mais ils sont tentés par la dénonciation de l'autre, ce qui leur vaudrait une libération. Cela démontre qu'une décision individuelle n'est pas toujours dans le meilleur intérêt collectif...

Forum: Des notions d'astrophysique très complexes peuvent être expliquées simplement, par Hubert Reeves notamment. Pourquoi est-ce différent en philosophie?

Daniel Weinstock: Il est très difficile en philosophie d'utiliser des métaphores sans tromper son interlocuteur. Ce n'est pas le cas en sciences. On peut expliquer qu'un atome, c'est une boule avec des planètes qui tournent autour. Ce n'est pas vrai, mais ce n'est pas faux. En philosophie, c'est plus difficile. C'est malgré tout un défi à relever. Cela dit, il n'existe pas de dichotomie entre philosophie et sciences. Il y a une ligne continue avec, à chaque extrémité, des concepts très ésotériques ou très élémentaires. C'est beaucoup moins spectaculaire que ce que fait Hubert Reeves.

Fabienne Pironet: Les recherches plus approfondies nous amènent à mieux expliquer certaines choses à un public qui n'a pas les mêmes armes conceptuelles que nos collègues, mais l'inverse nous donne des outils pour mieux comprendre d'autres choses. Nous nous posons d'autres questions. L'un nourrit l'autre. Ça va dans les deux sens.

Forum: Comment est perçu par les philosophes officiels un succès mondial comme Le monde de Sophie?

Daniel Weinstock: À sa parution, je suis de ceux qui ont défendu l'ouvrage. Il nous a rendu service en créant une sorte d'engouement pour la philosophie. En présentant les auteurs des plus grandes traditions, il a réussi à faire comprendre aux gens qui ont un simple intérêt pour la philosophie - chacun a sa philosophie personnelle - l'importance des études philosophiques. Peut-être qu'à peine un millième de un pour cent a fait le pas vers des études plus approfondies, mais on a montré aux autres que ces études existent.

François Lepage: Ce livre ne figure tout de même pas dans nos bibliographies, et ce n'était pas le but de l'auteur. Il a favorisé un éveil chez plusieurs personnes, mais il correspond aussi à une mode, il faut le dire.

Forum: Les philosophes universitaires du Québec semblent peu intéressés par les débats de la bioéthique, alors que leurs étudiants en redemandent. Comment cela s'explique-t-il?

Daniel Weinstock: Autrefois, les départements de philosophie et de théologie du Québec ne faisaient qu'un. Lorsque la philosophie s'est "autonomisée", il y a eu rejet de ces questions-là, car on y voyait le terrain des théologiens. On a surmonté aujourd'hui ce retard. Le pendule va de l'autre côté.

François Lepage: C'est probablement le secteur le plus dynamique aux cycles supérieurs. Mais attention: lorsque nous faisons de l'éthique appliquée chez nous, il ne peut être question que de l'application d'un travail philosophique. Si les gens pensent que les philosophes doivent dire aux médecins quand ils peuvent débrancher leurs malades, ils se trompent. Leur rôle est de donner des instruments pour analyser et comprendre le problème.

Forum: Quel est l'avenir de la philosophie?

François Lepage: On a critiqué à tort ou à raison ce qui se faisait dans les collèges, un débouché important pour nos diplômés. Je crois que ce secteur connaîtra une plus grande rigueur, un meilleur encadrement au cours des années qui viennent. Il ne faut pas oublier que le Québec est dans le peloton de tête des pays occidentaux en ce qui concerne le nombre d'heures d'enseignement philosophique dans la formation générale des futurs citoyens. Je crois que les Québécois ont compris que, même si elle n'a pas de contenu opératoire direct, la philosophie était une dimension essentielle de la culture et de la formation.

Daniel Weinstock: Il y a des signes très encourageants du côté des débouchés. Mes anciens étudiants sont éthiciens, journalistes, etc. À mesure que nous allons considérer la philosophie comme offrant un outillage général, les employeurs privés et publics vont se tourner vers cette discipline. À Oxford, où j'ai étudié, les boîtes de consultants en gestion venaient régulièrement faire du recrutement chez les philosophes. On peut espérer que ce phénomène de débouchés alternatifs se poursuivra.

Fabienne Pironet: À mon avis, il ne faut pas penser aux débouchés quand on étudie la philosophie. Faire des études en philosophie, ça ne sert à rien. C'est bon qu'il y ait encore des choses qui ne servent à rien.

Propos recueillis par Mathieu-Robert Sauvé


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