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L'idée suicidaire

Une idée de nature archétypale, selon le Dr Daniel Bordeleau.

Il existe des tonnes de livres traitant du suicide, reconnaît Daniel Bordeleau, responsable de formation clinique au Département de psychiatrie et psychanalyste à l'hôpital Louis-Hippolyte-Lafontaine. Pourtant, il en a ajouté un autre.

Face au suicide est toutefois unique en son genre. Alors que la presque totalité des ouvrages sur cette question traite de diagnostic, de facteurs de risque et de modes d'intervention, celui du Dr Bordeleau cherche à percer le mystère de "l'expérience suicidaire", d'en comprendre la signification profonde. Autre trait particulier, il aborde la question à la lumière de la psychanalyse jungienne et de sa notion d'archétype.

 

L'archétype du suicide

Plus de 80% de la population aurait un jour ou l'autre l'idée de s'enlever la vie. La littérature médicale montre que le suicide est présent dans toutes les cultures et qu'il s'observe, avec des incidences variables, chez les enfants, les adultes, les personnes âgées, les hommes et les femmes, tant chez les Occidentaux que chez les Orientaux. Les contes de fées et les mythologies religieuses abondent également de cas où la mort ou le profond sommeil renvoient à l'image d'un suicide non dit.

Le psychanalyste refuse d'y voir "une aberration incompréhensible que seul un dérèglement mental sévère pourrait expliquer", comme on le croit généralement.

Une telle interprétation ne cadre pas avec les suicides mûrement réfléchis ni avec l'idée fréquente du repos paradisiaque occupant l'esprit des personnes suicidaires, pas plus qu'avec "l'invitation à la vie" qu'il observe chez plusieurs patients. La majorité des patients suicidaires qui consultent un thérapeute ne sont d'ailleurs pas en dépression sévère, selon ce qu'il a constaté.

Daniel Bordeleau voit plutôt l'idée suicidaire comme quelque chose faisant partie de la nature même de l'être humain. Toute son interprétation tourne autour de l'idée des archétypes telle qu'elle a été développée par Carl Gustav Jung.

"La notion d'archétype nécessite la reconnaissance de l'existence de l'inconscient collectif, écrit Daniel Bordeleau. Les archétypes sont les racines primordiales des complexes qui structurent les comportements, images, affects et pensées tels qu'ils émergent dans les situations typiques de la vie humaine."

L'archétype est impossible à représenter, mais ses effets apparaissent à la conscience sous forme d'images ou d'idées. Différent de l'instinct et de l'intellect, il alimente les images comportementales des religions, des contes, de la culture ou du rêve. L'image du vieux sage, de la Vierge, de Dieu ou tout simplement de l'expérience parentale sont des exemples d'images archétypales. L'archétype fait partie de l'héritage humain collectif sans pour autant être génétique (voir l'encadré).

Pour le Dr Bordeleau, il y aurait ainsi un archétype de la "suicidalité", c'est-à-dire "une prédisposition 'à avoir l'idée de' se donner soi-même la mort inscrite dans la psyché humaine".

Sans que nous soyons à la merci de l'archétype, celui-ci peut se manifester à la faveur d'expériences particulières. Ainsi, toute situation émotionnelle dans laquelle l'individu ne trouve pas de solution est susceptible de stimuler l'archétype à la base de l'idée suicidaire.

L'intervention du thérapeute consiste à faire prendre conscience au patient du message véhiculé par l'image archétypale de façon qu'il exerce son choix et prenne une décision consciente. "Cela ne veut pas dire que le suicide est la 'bonne' solution, précise le Dr Bordeleau. Mon opinion est que l'idée suicidaire amène un 'espoir' dans une situation de 'désespoir'."

 

Suicides éclairés et insensés

Tout cela peut paraître fort original et intéressant, mais y a-t-il une utilité clinique à tirer d'une telle interprétation?

"Le premier mérite de cette approche est de ne plus avoir une vision pathologique du suicide", répond le Dr Bordeleau, qui a consacré deux chapitres de son volume à l'aspect clinique du suicide. "Le clinicien voit alors la personne qui pense se suicider non pas comme un malade mais comme quelqu'un vivant une expérience faisant partie de la nature humaine."

Le psychanalyste ne considère pas le suicide comme l'effet d'une dépression, d'une psychose ou d'une névrose. Si ces perturbations peuvent accompagner l'idée suicidaire, rien n'indique qu'il y ait un lien de cause à effet. Il avance même l'idée que les états neurobiologiques comme le faible taux de sérotonine chez les suicidés soient "le reflet de la neurotransmission du phénomène suicidaire" plutôt que la cause de cette idée.

"L'approche nous conduit aussi à prendre en considération toutes les dimensions de la personne. Il faut sortir du clivage corps-esprit. Ne traiter que la mécanique des neurotransmetteurs risque de rendre le patient plus insouciant. Le résultat sera que l'idée suicidaire reviendra plus forte parce que le message n'aura pas été livré à l'ego."

Faire émerger le sens du suicide nécessite par contre de regarder en face l'idée suicidaire. La démarche n'est pas sans risque puisque l'éventualité du suicide comme solution n'est pas écartée.

"Il est irréaliste d'espérer faire ce travail [clinique] si la possibilité d'un suicide n'est pas envisageable [...], écrit Daniel Bordeleau. Ce qu'il faut prévenir, ce n'est pas le suicide, c'est le suicide insensé, celui dont le sens demeure inconscient. Cela implique l'acceptation qu'il existe des suicides éclairés."

Malgré le sentiment de colère, de déception et de profonde perturbation qu'un tel aboutissement peut provoquer chez le thérapeute, Daniel Bordeleau refuse d'y voir un échec. "Ce n'est pas un échec parce que le bon moyen de prévention n'existe pas."

Daniel Baril

 De Jung à Dawkins

Dans l'esprit de Jung, les archétypes étaient de nature héréditaire, transmis d'une génération à l'autre depuis la nuit des temps. "Cela ne signifie pas qu'il faille en chercher la trace dans les gènes", estime Daniel Bordeleau.

Il voit plutôt les archétypes en lien avec ce que l'évolutionniste Richard Dawkins, auteur du Gène égoïste, a nommé les "mèmes". Les mèmes - mot forgé à partir de "mémoire" et "imitation" - seraient d'hypothétiques réplicateurs non génétiques assurant la transmission des contenus culturels et comportementaux ou même des idées. Cette notion plutôt nébuleuse n'est pas qu'une allégorie et semble renvoyer à des réseaux neuronaux préexistants ou créés par l'idée qui prend racine dans le cerveau ou qui est forgée par lui. Comme les arts, l'idée de Dieu serait par exemple un mème qui se réplique par tradition orale ou écrite ou par imitation.

"Les comportements typiquement masculins et typiquement féminins ne sont pas inscrits dans les génotypes, soutient le Dr Bordeleau. Ceux-ci ne contiennent que des éléments constitutifs. Ce sont les mèmes qui assurent la continuité sur les plans comportemental et expérientiel."

Mais pourquoi faut-il supposer que les mèmes, les archétypes - ou encore les a priori à la connaissance, comme disait Kant - prédisposant à l'imitation et à l'apprentissage culturel ne sont pas d'origine génétique? La question reste posée. Et si, au début du siècle, les connaissances en génétique avaient été aussi avancées qu'aujourd'hui, Jung aurait-il tenu le même langage?

D.B.


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