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À quoi bon rêver?

Pour entretenir notre programmation génétique individuelle, répond Michel Jouvet.

Michel Jouvet

On ne réalise pas ses rêves; ce sont plutôt eux qui nous réalisent. Il ne s'agit pas d'une métaphore sur les idéaux que chacun poursuit mais d'une affirmation à prendre au pied de la lettre et au sens premier de l'activité onirique. Nous sommes ce que les rêves font de nous.

C'est du moins l'étonnante hypothèse que défend le Dr Michel Jouvet, directeur du Département de médecine expérimentale de l'Université Claude-Bernard à Lyon. Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont le récent Grenier des rêves, le Dr Jouvet est également le forgeur de l'expression "sommeil paradoxal" qui est maintenant consacrée pour désigner cette période où survient le rêve (voir l'encadré).

Invité à l'Université de Montréal dans le cadre des Belles Soirées de la Faculté de l'éducation permanente pour présenter un historique de l'évolution des connaissances sur le rêve, le Dr Jouvet a bien voulu nous exposer son hypothèse avant-gardiste.

 

Sommeil gardien du rêve

"Le grand problème avec le rêve, dit-il, c'est qu'il est très difficile de lui trouver une fonction. On peut le supprimer à l'aide de différents médicaments sans qu'il se passe rien de particulier chez l'individu, sinon que le rêve revient lorsque la médication cesse ou surgit à l'état d'éveil si la personne est privée de sommeil. Nous en savons beaucoup sur le comment sans connaître le pourquoi."

Alors que Freud voyait le rêve comme le gardien du sommeil, Michel Jouvet suggère plutôt d'inverser le rapport. "Pendant l'état de conscience onirique, nous dépensons plus d'énergie, d'oxygène et de glucose que pendant l'éveil", a-t-il observé dans son laboratoire. Il y aurait en outre un rapport constant entre la durée du sommeil paradoxal et sa périodicité.

Nous avons un cycle de 110 minutes au cours duquel nous rêvons pendant 20 minutes après un sommeil profond de 90 minutes, ce qui fait un rapport de un sur cinq. Ce même rapport, variant autour de un sur quatre, a été observé chez la majorité des espèces animales, quelle que soit la durée du sommeil paradoxal.

"On peut donc considérer le sommeil comme une phase où l'organisme fait le plein d'énergie en préparation du rêve", en conclut le chercheur. Le sommeil sans le rêve serait ainsi le gardien du rêve.

 

Entretien génétique

Mais son interprétation la plus originale - et la plus risquée, pourrait-on dire - est de considérer le rêve comme une fonction de programmation génétique responsable de l'individuation ou de "l'hérédité psychologique". "Le sommeil paradoxal est le propre des animaux à sang chaud, soit les oiseaux et les mammifères, explique-t-il. Or, il ne survient que lorsque cesse la neurogenèse, c'est-à-dire l'organisation génétiquement programmée du système nerveux central."

Chez les humains, cette construction est achevée au plus tard trois mois après la naissance; à partir de cet âge, les cellules nerveuses ne se divisent plus.

Chez les animaux à sang froid par contre, la division des cellules nerveuses se poursuit tout au long de leur vie, ce qui assure l'entretien du système nerveux et le maintien des données héréditaires de ces cellules.

C'est à partir de ces deux constatations que le Dr Jouvet a conçu son hypothèse. "Le sommeil paradoxal aurait pour fonction de relayer la neurogenèse chez les espèces où la division des cellules nerveuses ne s'effectue plus. Il faut quelque chose pour continuer la programmation et c'est le rêve qui s'en charge."

La programmation en question n'est pas celle des instincts de l'espèce, comme il l'a d'abord cru et soutenu, mais celle des comportements spécifiques d'un individu. "La programmation onirique vient renforcer ou effacer les traces de nos apprentissages selon que ces traces sont en conformité ou non avec notre programmation génétique de base. Le rêve permettrait ainsi de maintenir fonctionnels les circuits synaptiques responsables de l'hérédité psychologique."

Ce qui l'amène à remplacer le célèbre "Je pense, donc je suis" de Descartes, jugé inapproprié, par "Ça rêve, donc ça me fabrique".

Même s'il ne nie pas l'apport de l'environnement, le Dr Jouvet attribue donc une forte composante génétique à l'individuation. "La partie innée de l'individuation joue sur des comportements aussi fins que les goûts, le choix de la coiffure ou de l'habillement, affirme-t-il. L'inconscient est ici bien plus important que le conscient."

Il fonde entre autres cette affirmation sur des études effectuées auprès de jumeaux identiques élevés séparément et qui montrent que les ressemblances les plus fortes entre eux sont du domaine subjectif, comme les préférences pour les couleurs, leur choix de partenaires, leur tenue, etc.

Les jumeaux identiques présentent par ailleurs un tracé d'électroencéphalographie identique pour ce qui est du mouvement des yeux dans le sommeil paradoxal, ce qui tend à accréditer le fondement génétique de cette activité motrice fine.

 

Sommeil sismique

L'hypothèse du Dr Jouvet contredit donc l'idée voulant que le foetus rêve. "Personne n'a jamais placé d'électrodes sur un foetus in utero, souligne-t-il. La déduction que le foetus rêve vient de l'observation de mouvements pendant son sommeil. Mais il s'agirait plutôt d'un 'sommeil sismique', comme celui des chatons à la naissance, qui se distingue du sommeil paradoxal et qui n'est pas accompagné de rêves."

Les prématurés ne présentent d'ailleurs pas d'électroencéphalogramme correspondant au sommeil paradoxal, avance-t-il. Leurs ondes cérébrales pendant le sommeil montrent un enchevêtrement chaotique et indissociable, ce qui incite à penser qu'ils ne rêvent pas.

Michel Jouvet reconnaît par ailleurs que l'étude du contenu des rêves s'accroche mal à sa théorie, ou du moins qu'il y parvient difficilement. "Pour la mécanique, ça va. Mais la partie subjective est plus problématique et je ne franchis pas l'espace entre les deux."

Daniel Baril


Érection et physiologie du sacré

Tout mâle de l'espèce humaine normalement constitué qui se réveille au cours d'un rêve est à même de constater que Priape est à l'oeuvre. Le phénomène, qui est également observable chez la femme, n'est pas lié au contenu du rêve et serait commun à l'ensemble des mammifères.

Bien peu d'auteurs et de chercheurs, hormis le Dr Michel Jouvet, mentionnent cependant l'érection comme élément caractéristique du sommeil paradoxal avec la baisse du tonus musculaire, les mouvements rapides des yeux et l'électroencéphalogramme rapide. Paradoxalement, alors que tous les muscles sont paralysés, la physiologie sexuelle est à son meilleur!

Michel Jouvet a même observé dans la grotte de Lascaux, célèbre pour ses peintures préhistoriques vieilles de 130 000 ans, une scène qu'il interprète comme la représentation d'un dormeur en état de rêve. Là où l'on a bizarrement cru voir un bison éventré chargeant un homme au sol, le Dr Jouvet voit un rêveur dont l'érection ne fait pas de doute. "L'oiseau à côté de la tête de l'homme indique qu'il rêve, soutient-il. Et il rêve qu'il chasse le bison représenté au-dessus de lui. Les hommes de cette époque, qui vivaient probablement nus grâce à une température idéale de 27 degrés, avaient remarqué l'érection accompagnant le rêve."

Une représentation semblable a été trouvée en Égypte, datant de 3000 ans. "Nous n'avons redécouvert la chose qu'en 1965", s'étonne le médecin.

Michel Jouvet croit que le rêve est à l'origine des croyances religieuses en l'au-delà et en la survie de l'âme. "L'oiseau à côté du dormeur montre que l'on croyait que l'esprit s'envole hors du corps pendant le rêve. Travailler sur le rêve, c'est ainsi faire la physiologie du sacré."

D.B.


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