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Traquer le cancer dans ses derniers retranchements

Le biochimiste Daniel Sinnett étudie la génétique moléculaire du cancer.

Avant les années 1980, aucun enfant atteint de leucémie lymphoblastique aiguë ne survivait. Le mal, fulgurant, emportait l'enfant en quelques semaines. Grâce aux traitements de médication massive mis au point à Boston, les premiers cas de guérison sont apparus en 1982. Aujourd'hui, on guérit de 80% à 90% des enfants atteints.

Derrière cette victoire indiscutable de la science biomédicale se cache une réalité qui passe pour négligeable au regard de l'exploit: les effets secondaires du traitement. "Quand l'équipe de Boston s'est attaquée à la leucémie lymphoblastique aiguë, l'idée était de sauver l'enfant avec des doses massives de médicaments. Après, on s'occuperait des effets secondaires ou d'un meilleur dosage", relate Daniel Sinnett qui, à 34 ans, est patron depuis 1994 du Laboratoire clinique de génétique du cancer de l'hôpital Sainte-Justine.

Or, les années ont passé et les fonds de recherche des compagnies pharmaceutiques et des organismes publics se sont détournés du cancer chez l'enfant. "Le milieu pédiatrique n'est pas intéressant pour eux, dit M. Sinnett. Il n'y a pas assez d'argent à faire avec ce type de maladie, qui ne représente que 1% de l'ensemble des cancers."

Quand un enfant leucémique perd ses cheveux, son cancer n'y est pour rien; c'est à cause de l'imposant cocktail de médicaments qu'il ingère. Ce n'est pas le moindre des effets secondaires. "Même si les études sur le sujet ne sont pas encore complètes (les premières guérisons datent d'environ 15 ans), on sait que les principaux effets sont à long terme. Les problèmes d'inattention à l'école, de croissance et d'infertilité sont nombreux. On craint même l'augmentation de cancers secondaires introduits par le traitement. C'est un gros point d'interrogation."

En clair, cela signifie que des 40 à 50 enfants traités à l'hôpital Sainte-Justine chaque année pour une leucémie lymphoblastique aiguë, certains peuvent recevoir trop de médicaments. "Mais qui prendra le risque de réduire la dose?" demande M. Sinnett.

Une solution préventive

"Ce que nous faisons ici, c'est d'essayer de comprendre les causes du cancer, explique le jeune chercheur. Ce qui est vrai pour la leucémie l'est pour les autres types de cancers. Nos recherches ont donc une portée très large même si nous sommes à Sainte-Justine."

On sait que 5% des cancers sont héréditaires. Dans ces cas-là -le cancer du sein en est un exemple-, une simple analyse génétique permet de désigner les personnes qui ont de gros risques d'en être victimes. Mais les autres types (95%) sont plus compliqués à comprendre sur le plan génétique. "Nous nous intéressons à ceux-là, explique M. Sinnett, c'est-à-dire les cancers sporadiques, que l'on considère comme des maladies multifactorielles, où l'environnement joue un rôle."

C'est au coeur même de la cellule que le chercheur traque la maladie. "Prenez le benzo-pyrène, un procarcinogène contenu dans la fumée de cigarette, dit le chercheur. Différents mécanismes agissent afin d'éliminer cette molécule (l'urine, par exemple, l'évacue) ou l'empêcher de provoquer une mutation dans la chaîne d'ADN. Or, ces mécanismes fonctionnent de façon plus ou moins efficace selon les individus à cause de leur profil génétique. On a donc pu démontrer que les personnes qui possèdent certaines formes des gènes CYP1A1 et GSTM1, enzymes du métabolisme des carcinogènes, auront 40 fois plus de risques de développer un cancer du poumon si elles fument."

C'est entre autres sur le rôle du gène CYP1A1 dans la leucémie lymphoblastique aiguë que Daniel Sinnett mène actuellement des recherches. L'aspect "explosif" de cette recherche serait de découvrir que ce gène contribue au risque chez l'enfant de souffrir de leucémie Comment un gène peut-il moduler le risque de cancer? Par son interaction avec l'environnement. La pollution et la nutrition sont montrées du doigt.

Éthique: la grande question

Le centre Charles-Bruneau, où loge le Service d'hémato-oncologie de l'hôpital Sainte-Justine, réunit sous un même toit la recherche fondamentale, la recherche clinique et les soins aux malades atteints de cancer. On y fait même des greffes de moelle osseuse. Un grand escalier en colimaçon, qui rappelle la double hélice de la chaîne d'ADN, relie chaque étage. C'est le seul endroit au pays où chercheurs et cliniciens cohabitent si étroitement. Mais les interactions entre les différentes équipes sont minutieusement étudiées. "Tous les protocoles de notre laboratoire sont formellement expérimentaux, c'est-à-dire par exemple que les résultats ne sont pas divulgués aux malades."

Les recherches fondamentales visent donc à raffiner les connaissances sur le cancer afin, éventuellement, d'améliorer les traitements. Mais ce but est à long terme. Par exemple, si l'on découvre un lien entre les mutations prédisposant au cancer et la composante chimique d'un produit commercial, cela pourrait inciter les gouvernements à interdire l'utilisation de ce produit.

D'autres recherches, plus appliquées, sont également en cours. Elles pourraient, à court ou à moyen terme, améliorer le traitement des enfants atteints. On y travaille dans ce laboratoire, qui a le vent dans les voiles. Avec d'autres équipes canadiennes, les 22 chercheurs pourraient faire partie d'un réseau de génétique du cancer au Canada financé par le NIH américain.

Certes, l'utilisation qu'on pourrait faire des connaissances sur la génétique du cancer inquiète le grand public. À quoi bon annoncer à quelqu'un qu'il a 10 ou 20 fois plus de risques de souffrir de tel cancer que son voisin si les façons de prévenir et de traiter cette maladie sont inefficaces? "C'est la grande question", répond Daniel Sinnett.

Mais le scientifique signale que la connaissance du gène prédisposant au cancer du sein a fait beaucoup d'heureuses depuis qu'on le connaît. Alors qu'on suggérait autrefois de manière préventive l'ablation des seins et même des ovaires chez les femmes à risque, un simple test peut aujourd'hui désigner les porteuses. Celles qui n'ont pas le gène sont donc épargnées.

Ainsi, les membres des comités d'éthique appréhendent souvent les projets en génétique. Au premier abord, du moins. "Ils pensent qu'on veut modifier le génome ou créer des bibittes bizarres. Mais quand on leur explique, ils comprennent l'utilité de nos recherches..."

Mathieu-Robert Sauvé


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