"L'environnement joue un rôle très important
dans le développement du cerveau des chauves-souris", affirme le professeur Georg Baron. |
Dans les mêmes conditions, les espèces éloignées développent les mêmes stratégies d'adaptation biologique.
On les craint sans raison et l'on raconte à leur sujet les histoires les plus farfelues. Certains les accusent même d'arracher les cheveux et de sucer le sang. De tous les mammifères, les chauves-souris sont sûrement les plus mal aimées qui soit.
Ceci n'a jamais empêché Georg Baron, professeur au Département de biologie, de leur consacrer 30 ans de sa vie. Avec deux collègues allemands, il publiait l'an dernier la synthèse des connaissances actuelles sur la neurobiologie des chauves-souris, plus proprement appelées chiroptères. "C'est l'oeuvre d'une vie", nous confiait le professeur.
Mais pourquoi s'intéresser à ces bêtes maudites? "D'abord parce qu'il s'agit de l'ordre le plus diversifié des mammifères après les rongeurs, explique-t-il. De plus, les chiroptères, seuls mammifères volants, présentent la plus grande variété de moeurs alimentaires, couvrant ainsi une très grande diversité de niches écologiques, ce qui en fait un atout majeur pour un biologiste."
On compte en effet près de 1000 espèces différentes de chauves-souris et elles sont partout sur la planète, sauf en Arctique et en Antarctique. Certaines se nourrissent d'insectes, d'autres de fruits, de nectar, de poissons, de petits mammifères ou de sang. Dans chacune de ces sous-espèces, on observe différents modes de cueillette de la nourriture. Certaines chauves-souris insectivores, par exemple, volent au-dessus des arbres, d'autres pénètrent dans les boisés et d'autres encore captent les insectes au sol.
Les moeurs sociales sont également fort diversifiées. Certaines espèces sont solitaires, d'autres vivent en harem alors que certaines vivent en communauté pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d'individus. Les "chauves-souris vampires", vivant en colonies, sont également connues pour le partage de leur butin, un exemple notoire d'"altruisme" chez les animaux.
Cette grande variété de comportements constitue une mine d'or pour un neurobiologiste qui s'intéresse à l'étude comparative des structures cérébrales. "Nous sommes partis de l'hypothèse que les différentes adaptations d'une même fonction devaient se refléter dans le développement des structures cérébrales", explique Georg Baron.
Les trois chercheurs ont ainsi comparé le volume et la structure des noyaux cérébraux, comme ceux du système visuel ou du système auditif par exemple, entre des espèces rapprochées ne partageant pas la même niche écologique ainsi qu'entre des espèces éloignées mais de niches écologiques semblables.
L'ensemble de leurs observations confirme l'hypothèse de base. Ainsi, chez les chauves-souris insectivores par exemple, le cerveau de celles qui se nourrissent sur les arbres est apparu plus complexe et plus développé que le cerveau de celles se nourrissant au-dessus des arbres parce que leur mode de cueillette nécessite plus de précision et de discernement.
Le même type de différence s'observe entre les frugivores et les insectivores, les premières devant faire preuve de plus d'habileté pour trouver leur nourriture. De même, l'hippocampe, siège de la mémoire spatiale, est plus développé chez les glaneuses que chez celles qui se nourrissent en vol. Même la forme des ailes se reflète sur un développement particulier du complexe vestibulaire où loge le sens de l'ouïe; ce complexe est plus développé chez les espèces dont le vol présente le plus de variabilité.
"Plus les décisions à prendre sont complexes, plus le cerveau est développé", souligne le professeur, ne manquant pas de faire un rapprochement avec le cerveau humain et son potentiel de décision.
L'hypothèse postulait également que les chiroptères de familles différentes mais occupant une même niche écologique devaient présenter une structuration cérébrale similaire pour une même fonction. Ce qui a également été confirmé en comparant les cerveaux d'individus des deux sous-ordres de chauves-souris, soit les microchiroptères (possédant un sonar) et les mégachiroptères (possédant un système visuel).
Le centre olfactif des frugivores, par exemple, est plus développé que celui des insectivores et ceci s'observe autant chez les micro- que chez les mégachiroptères.
"L'environnement joue donc un rôle très important dans l'évolution des espèces, conclut Georg Baron, confirmant l'un des fondements du darwinisme. Des espèces sans lien de parenté s'adaptent à une même niche écologique en suivant une évolution parallèle et en développant une organisation cérébrale similaire. Les caractères retenus par la sélection naturelle sont ceux qui sont les mieux adaptés à cette niche." Ces caractères sont semblables d'une espèce à l'autre au sein d'un même ordre biologique.
Plus de 10 000 observations et comparaisons du genre, portant sur le tiers des espèces de chiroptères, sont réunies dans les trois tomes de l'ouvrage du groupe de Georg Baron totalisant près de 1600 pages. Plusieurs de ces données sont originales et n'avaient jamais été publiées. L'ouvrage comprend également une recension complète de la littérature sur la morphologie du système nerveux, ce qui intéressera à la fois les neurobiologistes, les éthologistes, les biométriciens et tous ceux qui s'intéressent à l'évolution des espèces. "C'est un document unique au monde, affirme Georg Baron. Un vrai travail de moine."
Le professeur poursuit le même genre d'analyse avec les marsupiaux. "Comme les chiroptères, les marsupiaux occupent plusieurs niches écologiques. Nous voulons cette fois comparer leurs structures cérébrales avec celles des vrais mammifères."
1. Georg Baron, Heinz Stephan et Heiko D. Frahm, Comparative Neurobiology in Chiroptera, 3 vol., Basel (Suisse), Éditions Birkhäuser Verlag, 1996.
Daniel Baril
Les mégachiroptères et les microchiroptères sont suffisamment éloignés les uns des autres pour que certains biologistes proposent de les ranger dans des ordres différents. On a même proposé de classer les mégachiroptères (qui ont un système visuel) avec les primates!
"Les primates ont un système de connexions rétiniennes différent des autres mammifères et celui des mégachiroptères est très semblable au leur", explique Georg Baron. Mais à son avis, cette ressemblance est insuffisante pour classer ces chauves-souris avec les primates, même si ces deux ordres de mammifères font partie du même superordre, qui est celui des Archonta.
Tous les autres aspects, notamment le squelette et l'habileté à voler, militent pour les classer dans le même ordre que leurs cousins microchiroptères. "Le cerveau des mégas est plus près de celui des micros que de celui des primates", ajoute le biologiste.
La principale objection à l'hypothèse du "singe volant" est qu'il faut attribuer, aux deux sous-ordres de chauves-souris, deux ancêtres différents. "Il est difficile de croire que le vol, qui est une caractéristique rare, se soit développé de la même façon - soit par des membranes entre les doigts - chez deux espèces aux origines différentes", soutient M. Baron.
La différence de taille entre les primates et les chauves-souris n'est toutefois pas un argument déterminant pour la classification des espèces. Certaines espèces de chauves-souris ne pèsent que 14 grammes, alors que d'autres peuvent dépasser 1 kilo. Par ailleurs, certaines espèces de singes, dont le ouistiti, mesurent moins de 10 centimètres de haut!
D.B.