Les catastrophes naturelles
sont souvent mises en cause dans les cas de disparitions soudaines
de civilisations ou même d'espèces vivantes. Claude
Chapdelaine, professeur au Département d'anthropologie,
apporte un bémol à cette interprétation fort
répandue en archéologie.
Au colloque portant sur l'anthropologie et l'écologie humaine
tenu le 6 mars dernier, le professeur s'est demandé si
le sensationnalisme des catastrophes écologiques n'avait
pas une trop grande influence sur les interprétations archéologiques.
En passant en revue une demi-douzaine de cas où de telles
catastrophes sont réputées avoir joué un
rôle déterminant dans la disparition de sociétés
avancées, il en conclut que ces phénomènes
sont rarement les seules causes permettant d'expliquer le déclin
d'une civilisation.
De l'Égypte à l'île de Pâques
Selon le chercheur, les phénomènes de courte durée,
telle l'éruption volcanique ayant détruit Pompéi,
sont des exceptions dans l'histoire des destructions. «La
grande majorité des catastrophes liées aux disparitions
de civilisations sont plutôt d'une durée s'échelonnant
sur plusieurs générations, fait-il remarquer. Ces
phénomènes sont davantage des processus aux répercussions
indirectes par rapport à l'existence d'un individu.»
Certains ont ainsi avancé qu'une sécheresse serait
à l'origine du déclin de la civilisation sumérienne.
Si la région est aujourd'hui un désert causé
entre autres par la surexploitation des terres, «la sécheresse
ne peut expliquer seule la chute de Sumer. Les guerres endémiques
entre cités-États sumériennes et avec d'autres
groupes de la haute Mésopotamie ont probablement eu un
impact plus important sur la fin de la première civilisation
mésopotamienne», avance Claude Chapdelaine.
Même chose pour l'Égypte de l'Ancien Empire. Malgré
les fluctuations dans les crues du Nil, «les Égyptiens
ont maintenu une civilisation plusieurs fois millénaires
et la sécheresse ne peut donc pas expliquer le déclin
de l'Ancien Empire. C'est davantage la combinaison de plusieurs
facteurs socio-économiques et environnementaux qui aurait
affaibli le pouvoir central», croit M. Chapdelaine.
Les anthropologues ont par ailleurs élucidé bien
des «mystères» de l'île de Pâques,
où une société complexe a vu le jour avant
de péricliter. «La catastrophe écologique
qui explique le déclin de cette civilisation n'est pas
naturelle», soutient le professeur. Mais soyez sans crainte,
elle n'est pas non plus paranormale! «Elle a été
occasionnée par la surexploitation de la forêt et
des ressources marines. L'appauvrissement progressif des ressources
naturelles combiné avec une augmentation des conflits entre
les principales factions [qui peuplaient l'île] expliquent
l'arrêt des constructions monumentales et la diminution
de la population.» Un autre déclin qui ne serait
pas dû à l'abandon du site par les extraterrestres.
Et que dire des Mayas? Leur déclin, survenu entre 790 et
890, fut assez rapide et a été marqué par
une diminution démographique considérée comme
désastreuse. Encore ici, ce désastre aurait été
occasionné par des stress économiques et sociopolitiques
intrinsèques à l'empire.
El Niño
Le cas le plus étudié par Claude Chapdelaine est
celui de la civilisation Moche (prononcer «motché»),
qui a fleuri pendant 800 ans sur la côte péruvienne
pour disparaître abruptement entre l'an 550 et l'an 600
de notre ère. On a attribué sa disparition tantôt
à un ensablement provoqué par des mouvements tectoniques,
tantôt à des sécheresses et à des inondations
causées par El Niño.
El Niño est ce courant d'eaux chaudes provenant des tropiques
et remontant périodiquement la côte ouest des Amériques.
Son influence se fait sentir jusque chez nous et c'est ce qui
nous aurait valu l'été et l'automne exceptionnellement
chauds de 1995. Le phénomène serait parfois beaucoup
plus fort, comme en 1925 où l'on a démontré
l'effet d'un «méga-Niño».
Si les perturbations climatiques peuvent avoir un impact sur l'agriculture,
«elles n'entraînent pas automatiquement un déclin
de l'élite dirigeante», fait valoir Claude Chapdelaine.
Une destruction des terres agricoles péruviennes par un
méga-Niño en l'an 1100 aurait d'ailleurs permis
au peuple Chimù de se réorganiser et de consolider
son emprise sur le territoire.
«En se fiant à cet exemple, il ne faut donc pas conclure
trop rapidement qu'un méga-Niño aurait précipité
la chute de l'État Moche», avance-t-il. Quant à
l'ensablement du principal site de cet État, le chercheur
a pu observer sur place que le phénomène est insuffisant
pour expliquer l'abandon du site.
Selon les travaux de Claude Chapdelaine, le site aurait été
occupé plus longtemps qu'on ne le croit, soit jusqu'au
septième siècle. Malgré les catastrophes
naturelles que cette civilisation a dû affronter, «la
persistance de l'occupation indique la capacité de la population
à s'adapter aux conditions écologiques fluctuantes».
À son avis, le déclin des Moches pourrait être
attribuable à l'émergence d'élites régionales
sur un territoire devenu trop vaste à contrôler.
Malgré leur importance et leur impact sur l'économie,
les catastrophes naturelles apparaissent donc comme étant
habituellement insuffisantes pour expliquer seules le déclin
d'une civilisation. Personne, souligne au passage le professeur,
ne fait reposer la disparition de la monarchie française
sur les conditions climatiques, les pires depuis l'an mille, que
connaissait l'Europe à cette époque.
«La recherche de multiples facteurs est davantage privilégiée
actuellement. Les pires catastrophes, ajoute Claude Chapdelaine,
ne sont pas écologiques mais sont orchestrées par
les humains eux-mêmes.»
Le colloque Anthropologie et écologie était le troisième
du genre organisé en autant d'années par Normand
Clermont, professeur au Département d'anthropologie. Ces
colloques sont une réponse à la demande des étudiants
qui voulaient discuter des questions soulevées par les
disciplines connexes à l'anthropologie et de l'interaction
de ces disciplines entre elles.
Daniel Baril