Imaginez-vous au premier
jour d'un emploi dans l'entreprise BZZ. Vous n'en revenez pas
de votre chance, vous êtes disposé à trouver
tout le monde beau et gentil. Vous venez d'arriver par la grande
porte et, pour contrer votre fébrilité, vous faites
le tour de l'entrée et regardez autour de vous.»
Autour de cet employé fictif, imaginé par Mona-Josée
Gagnon dans son plus récent ouvrage, il y a un certificat
de qualité totale, un sigle Qualité-Québec,
une affiche où il est indiqué ISO 9002, la photo
de l'employé du mois, etc. On trouve aussi la «mission»
de l'entreprise, la casquette et le t-shirt à son effigie.
On vous souhaite la bienvenue au sein de «la grande famille
BZZ».
Notre employé n'a plus aucun doute: il fait partie des
chanceux qui travaillent dans un monde où les emplois salariés
disponibles sont âprement disputés. Il n'aura même
pas eu besoin de «créer son emploi» ou de monter
une entreprise pour toucher un revenu. Même s'il n'est qu'un
maillon de la chaîne, il fait partie d'un groupe désormais
en voie de disparition et estime faire partie des privilégiés
de la société.
«Le principal paradoxe, c'est que le discours dominant nous
suggère que les milieux de travail ont évolué,
explique la professeure du Département de sociologie. On
vante les vertus "épanouissantes" du travail.
Dans les faits, les rapports de force sont les mêmes qu'autrefois,
les chanceux sont peu nombreux et la situation, globalement, est
pire qu'elle était.»
Dans Le travail, Une mutation en forme de paradoxes, paru chez
IQRC-PUL (collection Diagnostic), l'auteure montre que les gens
ne savent plus sur quel pied danser en ce qui concerne l'évolution
de la main-d'oeuvre. À travers une brève histoire
du concept, le lecteur apprend que le travail était pour
les Grecs et les Romains une activité méprisée.
Les Marx, Weber et Durkheim en ont fait le centre névralgique
de leur analyse sociale. On en est venu à revendiquer,
au 19e siècle, principalement en France, le «droit
au travail». On connaît la suite: taylorisme, fordisme,
syndicalisme.
Les nouvelles formes de travail sont paradoxales, car elles donnent
l'impression de libérer le travailleur. Rien n'est plus
faux. Il y a ceux qui travaillent trop, ceux qui ne travaillent
pas suffisamment et les autres. Le travail, c'est aujourd'hui
une raison d'être. Sans lui, vous n'êtes rien.
«Les travailleurs autonomes, dont on a fait grand cas, ne
représentent qu'une nouvelle forme d'exploitation, reprend
Mme Gagnon. Comme les aspirants salariés, ils attendent
qu'on leur donne des choses à faire, acceptent du travail
à la journée, ne participent pas aux décisions,
sont sous-payés, etc.»
Le plus inquiétant, dans tout ça, c'est que l'imagination
ne semble pas avoir d'emprise sur le processus de décision.
Il semble par exemple y avoir consensus parmi les penseurs autour
de l'élimination des heures supplémentaires afin
de créer de l'emploi. Mais dans la vraie vie, les employeurs
refusent cette idée, qui leur coûterait trop cher
(embaucher du personnel = frais additionnels) et même les
syndicats sont réticents puisque leurs membres aiment arrondir
leurs fins de mois grâce aux «heures sup». Réduire
et partager le travail ne sont donc pas très envisageables
dans un tel contexte.
En entrevue, Mona-Josée Gagnon se fait pessimiste. «C'est
comme s'il n'y avait eu qu'une pause dans la longue histoire des
inégalités sociales, dit-elle. La syndicalisation
aura permis pendant quelque temps de donner aux travailleurs une
façon d'améliorer leurs conditions. Désormais,
tout redevient comme autrefois: les jeunes issus des élites
peuvent s'en sortir grâce aux contacts de leurs parents.»
La tendance visant à montrer la porte aux gens de 50 ans
et plus afin qu'ils fassent de la place aux plus jeunes l'attriste
également. «C'est pathétique de parler de
retraite à partir de 50 ans. L'espérance de vie
augmente sans cesse et ces gens-là se retrouvent sur le
marché du travail, à disputer des contrats aux jeunes
fraîchement diplômés. Je trouve ça malsain.»
Le travail, Une mutation en forme de paradoxes est le second livre
en deux ans de Mona-Josée Gagnon dans la collection Diagnostic.
Le précédent s'intitulait Le syndicalisme: état
des lieux et enjeux.
Ces deux titres de vulgarisation lui ont permis d'améliorer
sa façon de communiquer ses connaissances sur le sujet,
particulièrement dans le cadre de son enseignement. Mais
elle prépare actuellement un ouvrage plus fondamental sur
le syndicalisme. Elle n'est pas mécontente de retrouver
le genre. «Je trouve qu'on peut aller plus au fond des choses
dans le cadre de publications savantes.»
Mathieu-Robert Sauvé
Mona-Josée Gagnon,
Le travail, Une mutation en forme de paradoxes, collection
Diagnostic, Sainte-Foy, IQRC-PUL, 1996, 148 pages.