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Technologies médicales

La science évolue-t-elle trop vite?

La dernière édition de Sociologie et Sociétés fait le point sur la question.

La science découvre, l'industrie applique, l'homme suit.» Tel était le thème de l'Exposition universelle de Chicago, en 1933, qui célébrait ainsi un siècle de développement technique et scientifique.

Un tel slogan fait frémir à une époque où l'homme croit maîtriser les orientations de la recherche et les progrès industriels. Pourtant, au fil de sa lecture de la plus récente édition de Sociologie et Sociétés, intitulée Technologies médicales et Changement de valeurs, le lecteur pousse plusieurs soupirs de stupéfaction et conclut que la science n'a pas d'oreilles, l'industrie exploite toujours et l'homme subit.

Dans leur introduction de ce numéro qui a nécessité deux ans de travail, les sociologues Marc Renaud et Louise Bouchard rappellent que «80 % d'entre nous mourront intubés» et que «certains de nos organes seront donnés». Alors que l'on traitait autrefois les maux de tête avec de la valériane, on compte aujourd'hui «20 600 produits médicamentés approuvés par Santé Canada», quand la génétique est en train de révolutionner littéralement la médecine. Quelques données, parmi d'autres, qui montrent que la science évolue plus vite que la réflexion.

«Le souffle de ce numéro, poursuit en entrevue M. Renaud, c'est que nos manières de naître, de grandir, de souffrir, de vieillir et de mourir sont en pleine métamorphose. Même si le mot fait un peu pompeux, je dirais que nous changeons de paradigme.»

«Nous avons voulu cerner l'ensemble de la problématique», reprend sa collègue Louise Bouchard, chercheuse au Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention. «De la naissance à la mort. Et nous avons trouvé des auteurs pertinents dans ces différents domaines.»

Tous y trouvent leur compte

Tant les médecins, les sociologues, les anthropologues, les philosophes que les simples citoyens trouveront leur compte dans ce fascinant numéro de la revue publiée par le Département de sociologie, qui apporte quelques bonnes nouvelles, quelques mauvaises et plusieurs surprises.

La nutritionniste Lise Dubois traite par exemple des «aliments fonctionnels». Retenez bien ce nom, car 55 % des entreprises alimentaires et 36 % des compagnies pharmaceutiques investissent actuellement dans ce nouveau créneau. Au Japon, ces aliments, qui rendent plus performants les individus du groupe sanguin O ou moins stressés ceux du groupe B, font fureur. On trouve aussi des aliments anticancer, anti-maladies cardiovasculaires, etc.

Il s'agit, en bref, d'une alimentation personnalisée à l'extrême. Finies les grandes bouffes familiales. De la cuisine, l'alimentation s'était déplacée vers l'usine; elle est maintenant rendue au laboratoire.

«Le mouvement vers les aliments prescrits individualisés se fera en fonction de l'âge, du mode de vie (fumeur, sportif, stress, voyage), de l'environnement ou pour se protéger contre des risques héréditaires, des maladies métaboliques ou de nouvelles maladies, écrit l'auteure [...] Ultimement, les techniques génétiques permettront de concevoir le régime parfait pour un individu selon son code génétique.»

La reproduction narcissique

Autre point fort de ce numéro, le texte de la sociologue Louise Vandelac, de l'UQAM, sur les nouvelles technologies de reproduction (NTR). La déclaration d'une généticienne allemande, citée en exergue, donne le ton au texte: «Le Canada est l'un des pays dont je me méfie le plus en matière de technologies de reproduction et de génétique: la plupart des scientifiques ont si peu le sens de l'histoire et sont d'une telle naïveté.»

À son avis, l'absence d'une politique en matière de nouvelles technologies de reproduction, au Canada, équivaut à une politique du feu vert. Et ce sont les femmes qui, en prêtant leur corps à la recherche (plus ou moins volontairement), ont payé le prix de cette inquiétante technologisation de la reproduction.

Que penser des mères qui accouchent des enfants de leur fille? Ou des filles qui donnent leurs ovules à leur mère ou en porte les enfants? Féconder un ovule avec le sperme congelé d'un conjoint mort est-il une touchante preuve d'amour ultime ou une stupidité pure et simple? Que penser de «la mise en marché des ovules, des embryons et de la gestation, surtout quand des amies ou des étudiantes sont approchées, y compris dans la rue ou les salles de classe?» s'interroge Mme Vandelac.

Selon elle, la recherche sert davantage les intérêts des entreprises pharmaceutiques que le bien commun. Devant des études démontrant la diminution globale des spermatozoïdes chez l'homme, expliquant en partie les problèmes croissants d'infertilité, on préfère mettre au point des NTR plutôt que de s'attarder aux causes environnementales de cette diminution. Le même raisonnement vaut pour les ressources: pourquoi ne pas s'attaquer à la pauvreté chez les enfants - une vraie calamité à Montréal - au lieu d'investir des sommes considérables dans le traitement de couples aux prises avec un problème d'infertilité, souvent temporaire?

Pour le sexage

Un texte sur le sexage des embryons fait également réfléchir. Dorothy Wertz, d'un centre de recherche de Watham, aux États-Unis, a demandé à 4594 généticiens de 37 pays ce qu'ils feraient si une patiente leur demandait un diagnostic prénatal dans le but avoué de «choisir» un garçon ou une fille. Près de 3000 ont répondu. Résultat: une nette tendance à l'acquiescement.

Il faut dire que la question est délicate, car tenter de dissuader une cliente d'avoir un diagnostic prénatal contrevient à l'approche non directive. Ne pas tenter de la dissuader peut contrevenir au principe de non-malveillance («ne pas nuire»), signale la chercheuse.

«Il est temps de se demander s'il convient d'imposer des limites à l'autonomie des patientes et à la non-directivité des professionnels, conclut-elle. Beaucoup de spécialistes en génétique aimeraient tracer cette limite dans les cas de choix du sexe, mais il leur est difficile de jouer les chiens de garde dans un climat où l'autonomie prévaut.»

Il faudrait également signaler l'intéressant débat entre David Cohen et Louise Nadeau sur les «médicaments psychotropes», l'article de Jocelyne Saint-Arnaud sur la mort (on ne sait plus ce qu'est la mort!), celui de Margaret Lock, qui affirme que la ménopause est une invention culturelle, celui de Cameron Mustard, qui essaie d'établir un ordre de priorité dans les investissements en santé.

Bref, si vous ne deviez lire qu'une seule publication savante cet hiver, ce devrait être celle-là.

Mathieu-Robert Sauvé

Marc Renaud et Louise Bouchard (réd.), Sociologie et Sociétés, Technologies médicales et Changement de valeurs, vol. 28, no 2, automne 1996, Presses de l'Université de Montréal, 202 pages.


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